Severance – Série TV

Et si une nouvelle technologie vous permettait de dissocier vie au travail et vie privée, grâce à une puce insérée dans votre cerveau. Le principe : dès lors que vous entrez au travail, la dissociation se met en place, votre cerveau n’a plus aucun souvenir de sa vie extérieure. Ni même de votre prénom, de votre provenance ou de votre entourage. Vous créez en somme une nouvelle personne, dont l’intégralité de sa vie consiste à travailler. Vous êtes deux personnes distinctes dans un même corps. En quittant votre travail à l’inverse, seuls vos souvenirs à l’extérieur de l’entreprise restent, vous n’avez aucune idée des tâches que vous avez effectué au travail ni de l’identité de vos collègues. C’est ce monde là, parallèle mais similaire au nôtre, que la série Severance a imaginé. La version de vous qui se rappelle de sa vie extérieure, pourra consacrer l’intégralité de son temps à sa vie privée. Tandis que le nouveau “vous” qui vit dans l’entreprise, ne sera -à priori- pas influencé par les tracas de la vie privée et pourra se consacrer entièrement à son travail… Pour faciliter la lecture de cet article, on nommera “inter” la version de la personne vivant dans l’entreprise, “exter” la personne vivant à l’extérieur. Pas de spoiler.

Un questionnement philosophique sur l’identité

Avant de parler du questionnement éthique du procédé qui, vous vous en doutez, n’a rien d’éthique, intéressons-nous à la question ludique de l’identité. En dissociant votre cerveau en deux vies distinctes sur le plan des souvenirs, êtes-vous deux individus différents ou une seule et même personne ? D’un point de vue physique, vous êtes effectivement la même personne. D’un point de vue identitaire, vous ne partagez rien en commun, n’avez aucun souvenir, environnement ou connaissance en commun. Or, une personne se construit sur son identité, ses souvenirs, son apprentissage de ses expériences passées. Qui pourrait définir son identité après avoir gommé tous ses souvenirs ?

Une fois la distinction faite, l’exter est capable d’extérioriser son autre “soi”, le renvoyer dans une position d’altérité, comme si l’inter était une personne étrangère. C’est en tout cas cette dissociation que l’exter du personnage Helly est capable de faire. Elle ignore la demande de démission et le mal être de son inter. Non seulement elle ne fait preuve d’aucune empathie pour son autre “soi”, mais elle n’a aucun scrupule à la faire souffrir et va même jusqu’à nier son existence en tant que personne. Son autre “soi” ne peut donc pas se construire une identité alternative, ce ne serait qu’une machine à travailler, ce qui constitue un déni d’existence. Dans le cas d’Helly, l’inter a même moins de valeur qu’une personne étrangère, elle est renvoyée dans une position d’altérité paroxysmique. Alors que cette personne, c’est elle-même, ou du moins l’autre partie d’elle-même. 

D’ailleurs, la dissociation n’empêche pas toute forme de continuité. Il y a forcément une influence entre chaque individu du même corps : la qualité du sommeil jouera sur la forme physique et mentale de l’inter, la dureté du travail jouera sur le taux d’énergie que l’exter aura pour profiter de sa fin de journée. Mais plus que des caractéristiques purement physiques, la santé mentale influence aussi son autre “soi” : nos émotions ont un impact sur notre corps. Autrement dit, les émotions ne sont pas qu’identitaires, elles sont physiques et vécues physiquement. En effet, la science reconnaît que les émotions agissent sur le système nerveux qui influence à son tour notre équilibre hormonal. L’exter du héros Mark vit une période difficile, miné par le chagrin de la perte de sa femme. Son collègue, qui a connu l’inter et l’exter de Mark, lui signifie que son chagrin se lisait sur son visage quand il arrivait au travail, alors que l’inter n’avait aucune connaissance du drame vécu par l’exter. Les inters vivent d’ailleurs plus profondément cette continuité : lorsqu’un employé apprend que son exter a un fils, il dit “j’ai un fils” et non “mon exter a un fils”.

La dissociation, le fantasme du capitalisme

Un inter dissocié, c’est un employé potentiellement dévoué à son entreprise. Sa vie privée ne peut pas occuper ses pensées ni altérer sa concentration et sa productivité. Surtout, l’identité entière se forme sur le modèle de l’entreprise : l’inter n’a pas d’autres appartenances que celle liée à son travail, pas d’autres modèles que ses employeurs, pas d’autres objectifs de vie que celui de réussir au sein de son entreprise, pas d’autre satisfaction que celle du travail bien fait, pas d’autres amis que ses collègues. Un esprit sans vie ni avis extérieurs est des plus malléables. 

Enfin, sans interactions avec son exter, tout ce qui se passe à l’intérieur de l’entreprise restera à l’intérieur de l’entreprise. Impossible de connaître alors les méthodes de travail des employeurs, impossible pour l’employé de prendre conscience de son statut d’aliéné s’il ne peut pas comparer sa -restreinte- liberté avec des personnes extérieures (allégorie de la caverne), impossible évidemment de contester une maltraitance au travail ou de rejoindre un syndicat pour demander plus de droits au travail. Pas de communication, pas de contestation, l’employeur a les mains libres : toutes les pressions morales et manipulations lui sont permises, sans risque de fuite. Madame Cobel, la supérieure de Mark, le concède : “pour soumettre un prisonnier, faites-lui croire qu’il est libre”. 

Cette dystopie n’est pas que pure fantaisie, et résonne bien sûr dans notre société. En pire, puisque nous acceptons cette servitude tout en ayant accès avec le monde extérieur. Accès ? pas si sûr, quand les médias mainstreams sont détenus par les milliardaires, les vrais patrons du néolibéralisme. Cela signifie qu’en sortant du travail pour aller se détendre devant la télé, nous ne sortons pas du travail, nous restons enfermés dans le prisme du capitalisme. Nous y sommes enfermés tout notre vivant. Enfermés dans notre voiture dont seul le salaire peut alimenter son carburant, enfermé dans les supermarchés et les centres commerciaux pour financer la surconsommation nécessaire au capital. Ce même capital qui vous dira de travailler plus pour satisfaire la demande croissante, alors que votre exter est lui-même demandeur de ces produits futiles de divertissement. 

Les mécanismes de dissociation du capitalisme

Si le système ne peut pas vous asservir au travail par la dissociation, il utilise d’autres mécanismes tout aussi efficaces. Il y a d’abord le statut social qui nous hiérarchise. La bourgeoisie n’a de cesse de rappeler l’exclusion des classes populaires et des travailleurs. Selon la bourgeoisie, ceux-ci n’auraient pas les capacités intellectuelles de donner ne serait-ce que leur avis politique. La répression des gilets jaunes et le mépris de la macronie de “ceux qui ne sont rien”, en sont symptomatiques. Et quand l’Union Populaire tente d’investir à l’Assemblée Nationale ces profils invisibilisés, ils sont rapidement délégitimés dans les médias. C’est le cas par exemple de Rachel Kéké, victime d’un “procès en incompétence et mépris de classe” par la journaliste au Figaro Sophie de Ravinel sur LCP, qui s’inquiète de voir surgir en politique une femme de chambre noire, lorsqu’elle demande à Alexis Corbière si celle-ci n’aurait pas besoin de se former au travail de député. 

Un autre mécanisme est la survalorisation de la valeur travail et la culpabilisation de ceux qui ne travaillent pas assez. Les politiques anti-assistanat et de casse sociale le démontrent : si vous ne gagnez pas assez votre vie, c’est de votre faute. Et si vous êtes à bout et que vous avez besoin de respirer, Pôle Emploi vous rappellera que votre existence est au service du néolibéralisme, en vous radiant à la moindre absence, en vous culpabilisant d’avoir refusé une offre d’emploi qui ne vous correspond pas. Si vous n’êtes pas dévoué à votre travail, si vous refusez de travailler plus, vous n’êtes qu’un fainéant. Le capitalisme dissocie déjà votre “vous” personnel de votre “vous” au travail : parce qu’au travail vous n’êtes pas épanoui, vous n’êtes pas vous-même mais vous êtes ce que le système souhaite que vous soyez.

Futilité du travail moderne

Le voyez-vous le cercle vicieux ? Notre inter et notre exter ne sont pas dissociés, ils ne sont qu’un au service du capitalisme. Je vous pose alors la question : travaillez-vous pour profiter de votre temps libre et de votre vie personnelle ? Ou avez-vous du temps libre et une vie personnelle parce que vous les avez dissociés de votre travail ? Et si votre travail ETAIT votre vie personnelle et votre temps libre. Ne serait-ce pas cela, la seule vie qui mérite d’être vécue ? 

Si votre travail n’était pas une servitude, vous n’auriez pas du temps libre, mais juste du temps ; vous iriez travailler et contribuer à la société parce que vous l’auriez décidé, et que vous auriez ressenti le besoin d’être utile à la communauté des humains, pas parce qu’on vous a demandé de vous enfermer dans un bureau de 8h à 18h. Et même si vous avez conscience de cela, le capital ne vous donne pas le choix, il vous faut ce salaire pour survivre, quand bien même celui-ci est insuffisant.

La question qui se pose surtout est la suivante : pourquoi désirerions-nous une dissociation ? Pourquoi voudrions-nous oublier notre travail ? Le simple fait de considérer cette possibilité, de ne pas aimer notre travail, de ne pas nous y épanouir, est problématique. Cela révèle l’inutilité du travail dans la construction de notre identité, dans notre épanouissement personnel. Le pire dans tout ça, c’est que nous passons la majeure partie de notre temps éveillé dans une activité dont nous n’avons aucun intérêt à nous en souvenir, dont nous aurions même intérêt à oublier. Souhaiter la dissociation, cela revient à accepter qu’il vaut mieux vivre moitié moins longtemps sans travail, que de vivre avec. Je vous laisse avec cet extrait de la série qui résume bien l’aliénation du capitalisme :

« Tout comme un homme aux orteils nécrosés ne peut gambader, une société aux travailleurs malades ne peut s’épanouir. Ce qui distingue l’homme de la machine, c’est que la machine ne peut pas penser par elle-même. Un homme bien suit les règles, un grand homme suit son chemin. […] On ne peut pas vous crucifier si vous serrez le poing. Cher lecteur, si vous vous contorsionnez pour vous adapter au système, arrêtez et demandez-vous si c’est vous qui devez changer, ou le système. »

Severance (2022)

© B. R.