La Murga de Padova

Photo : rabenj (Instagram)/Fsociete.fr – Padova, 1er mai 2022

En cette journée internationale des travailleur·se·s, le contexte italien n’est pas tout à fait le même que celui de son voisin français. Ce dernier sort d’une élection présidentielle assez troublante, pris en étau entre la réélection sans panache du président du vieux monde bourgeois néolibéral, et la création d’une dynamique inattendue du peuple de gauche pourtant éliminé au premier tour. Si les revendications du travail ont été éclipsées par la mobilisation de l’espoir et de l’enthousiasme que génère l’union de la gauche, les travailleur·se·s peuvent se retrouver dans le projet social de la NUPES, véritable contre-pouvoir capable d’imposer d’importantes avancés sociales en cas de victoire aux élections législatives de juin prochain. En Italie, on ne retrouve pas une telle dynamique populaire alors que les forces de la gauche radicale peinent à émerger électoralement, mais l’oppression des travailleur·se·s s’aggrave et des groupes de protestation s’organisent derrière le désir de construire un autre monde. 

L’interdépendance des luttes

A Padova, ville moyenne et universitaire de la région du Veneto en Italie, s’est déroulée une manifestation contre la guerre et la vie chère, pour la justice climatique et sociale, regroupant syndicats, organisations sociales antiracistes et anticapitalistes, Fridays for Future ou encore le parti communiste des travailleurs. Ces revendications à priori hétérogènes, révèlent un vrai désir de politiques de gauche, et surtout une prise de conscience des corrélations entre le projet néolibéral dominant et les oppressions sociales, raciales, climatiques et impérialistes. Le syndicat des travailleurs ADL Cobas, sur l’une de ses pancartes, affirme que 12% des travailleurs italiens sont pauvres. Ils réclament l’instauration d’un salaire minimum, une augmentation significative du salaire horaire et un régime de protection sociale digne.

Photo : rabenj (Instagram)/Fsociete.fr – Padova, 1er mai 2022 : Contre la guerre et la vie chère, pour la justice climatique et sociale.

Pour les communistes, la paix est d’ailleurs incompatible avec l’impérialisme et le néo-libéralisme. Dans un tract distribué durant la manif, “Il Partito Comunista dei Lavoratori” est sans ambiguïté engagé pour la paix, contrairement aux capitalistes et à ses défenseurs, qui soit vivent dans l’illusion, soit nous trompent, en promettant la paix dans un système capitaliste et impérialiste. Ironique, quand on entend ces derniers inculper sans cesse les communistes des pires violences de l’histoire, en confondant l’idéologie avec des exemples infidèles de la pratique. En omettant surtout, la violence dissimulée mais concrète du capitalisme, dont l’oppression tue et fait souffrir les plus pauvres et les plus précaires. En omettant aussi, la responsabilité des impérialismes de tous bords (l’OTAN guidé par les Etats-Unis aussi bien que l’impérialisme russe) dans l’escalade militaire et les conflits armés. En omettant enfin, que ce sont les peuples qui subissent l’invasion en Ukraine et les sanctions économiques, que ce soit en Russie (l’austérité et la casse sociale financent le réarmement russe), mais aussi en Afrique et au Moyen-Orient (pénuries de pain), et bien sûr en Ukraine. Selon les communistes, tous les efforts devraient être mis au service de la recherche à un accord de paix et de retrait des troupes russes, et non dans une attitude conflictuelle en espérant un affaiblissement de l’impérialisme adverse.

Photo : rabenj (Instagram)/Fsociete.fr – Padova, 1er mai 2022

La Murga, en rupture avec les formes classiques de manifestation

Lors de cette manifestation, un groupe ne pouvait pas passer inaperçu : celui de la Murga, qui par ses percussions et ses mouvements entraînants, attire le regard, communique sa joie et son énergie et rompt avec les formes classiques de la manifestation. La Murga de Padova se définit comme un spectacle d’art de rue itinérant, qui est né à Buenos Aires en tant que forme de protestation. Pour Fsociété, j’ai interrogé plusieurs de ses membres (danseurs ou percussionnistes) sur la question de l’importance de l’art et de la fête dans les protestations sociales

Vanessa raconte que la musique et la danse deviennent “frénétiques, dionysiaques (ndlr : se définissant moins par l’ordre et la mesure que par l’inspiration et l’enthousiasme exubérant) et libres. Lors d’une démonstration, les tambours et les pas de danse marquent le rythme de la procession : tous les corps bougent à l’unisson, leurs battements de cœur sont synchronisés. Le cortège devient un seul et grand être qui respire et vit ensemble. Le mouvement, le rythme construisent la marche de tous·tes”.

L’analogie d’un ensemble vivant ou du moins fonctionnel, est reprise par Matteo, en élargissant le corps à un ensemble plus large incluant tous les manifestants : “le support que nous utilisons a un effet émotionnel très puissant sur les gens ; nous sommes comme l’organe d’une machine qui contribue à l’ensemble du fonctionnement des manifestations.

Dans quasiment chaque témoignage, on retrouve l’idée d’un impact visuel, d’attirer le regard et d’éveiller la curiosité des gens. Si l’art et la fête rencontrent un certain succès dans les -nouveaux- mouvements sociaux, Yolanda rappelle que musique et manifestation sont depuis toujours culturellement liées : “pendant longtemps, la musique a accompagné les manifestations, principalement pour attirer l’attention des gens et attirer plus de monde à la manifestation.

Davide évoque lui une certaine efficacité : “Grâce à la musique, les gens peuvent nous entendre de loin, ils sont attirés par ces rythmes énergiques et pleins de vie, puis, quand on s’approche, on peut voir comment le rythme se joint aux mouvements explosifs des danseurs.” En parlant de ceux qui sont “loin”, Davide parle-t-il au sens propre comme au sens figuré ? Si la musique peut être entendue de loin malgré la distance physique, résonne-t-elle aussi chez celles et ceux qui sont éloigné.e.s et décroché.e.s de la politique (malgré une distance dira-t-on sociale, entre une sphère politique réservée à la bourgeoisie, et les citoyens abstentionnistes des classes les plus pauvres) ?

Enfin, la musique et la danse incarnées par la Murga s’inscrivent dans la mouvance de “l’artivisme”, en rupture avec les formes classiques de la manifestation. Il devenait nécessaire de renouveler les formes de l’activisme politique, dans un but d’inclusivité et de construction d’un nouveau monde dans lequel il ferait bon vivre, dans lequel la communion et la bonne humeur l’emporteraient sur la rivalité et l’isolement social prônés par le néolibéralisme. C’est cette rupture sur la forme que semble vouloir exprimer Matteo : “La musique et la danse sont donc une forme indirecte dans les manifestations, elles ont une fonction de grand impact visuel, s’écartant des formes plus traditionnelles des manifestations (comme les slogans, les débats et les pancartes). Les gens qui marchent dans la rue voient d’abord notre façon de manifester, puis plus tard la cause pour laquelle on se bat, ce qui permet une approche faite de curiosité et d’instinct.”

La Murga, en rupture avec l’ancien monde

La Murga, et “l’artivisme” en général, rompent avec les manifestations traditionnelles sur la forme, en leur apportant une plus-value plutôt qu’une opposition. Mais c’est sur le fond, avant tout, que la Murga tire son énergie. La première motivation est celle de protester contre les injustices du système, et de construire, imaginer un autre monde, un autre idéal. 

Pour G. (anonyme), la danse et la musique sont d’abord un moyen d’exprimer cet idéal, et ce choix de forme d’expression dépend avant tout de sa personnalité : “c’est ma façon d’exprimer ma voix, tout le monde n’est pas capable d’être militant·e ou expansif·ve. Danser et jouer de la musique sont pour moi un moyen un peu plus facile mais toujours efficace de soutenir un idéal que je crois valide.

Participer et s’exprimer sont des actions essentielles pour Davide qui considère que les performances de la Murga sont importantes “pour nous rappeler de garder allumé ce feu intérieur qui nous fait nous sentir vivants, libres et pour reconnaître combien il est important de participer pour faire savoir que nous ne sommes pas d’accord avec ce qui est décidé et imposé.” En somme, pour Yolanda les musiciens et les danseurs expriment “la lutte et la liberté”. 

Derrière la fête et la joie que communique la Murga, les performeurs luttent symboliquement contre l’oppression, l’isolement et l’aliénation d’un système. Ces formes de domination ont perduré depuis le temps de l’esclavage. Elles ont évolué, pris de nouvelles formes, mais suivent les mêmes logiques de domination. Vanessa nous explique les origines de la Murga en tant que libération de l’oppression esclavagiste, une libération dont nous pourrions nous inspirer pour nous soustraire de l’oppression néolibérale

La Murga est, par définition, la danse de la libération : elle a été créée par les esclaves qui, un jour par an, pendant le carnaval, devenaient les maîtres de leur propre destin, se déguisant de manière satirique en maîtres pour subvertir l’ordre social.

La Murga est l’énergie, l’explosion, la libération des corps. Dans la partie la plus énergique de cette danse, appelée “matanza”, la libération des chaînes est symboliquement représentée : on danse en cercle ; on entre en rampant, courbé par l’oppression, et on s’élève à mesure que le rythme devient plus fort et plus pressant, jusqu’à atteindre le sommet de l’énergie, le moment où l’on fait trois sauts en l’air, symbolisant la rupture des chaînes. […] La lutte, la libération deviennent fête, joie, partage, espoir : la protestation, la colère sont canalisées et exprimées sous une forme entièrement nouvelle, qui porte en elle cet enthousiasme et ce désir d’un avenir meilleur.

Vanessa – Murga de Padova

“L’artivisme” au service de la lutte sociale

Dans son livre “Twitter & gaz lacrymogènes”, Zeynep Tufekci analyse les nouveaux mouvements sociaux : leurs nouvelles formes à l’ère du numérique et de la modernité. Selon elle, l’une des capacités à générer le changement social est la capacité narrative, celle-ci propose une vision du monde et cherche à convaincre de la légitimité de ses actions. Le souci de représentation est donc de taille, que ce soit pour sa retranscription dans les médias traditionnels ou à travers les réseaux sociaux. C’est pourquoi les nouveaux mouvements sociaux optent régulièrement pour des actions symboliques. Une action qui raconte une histoire, tente de mettre des images et des mots sur les crises écologique et sociale et ses conséquences désastreuses, aura plus de chances de légitimer son combat qu’une action de contestation pure et spontanée, qu’un œil extérieur pourrait décrédibiliser en pointant un simple trouble à l’ordre public. Selon Neveu, l’hypermédiatisation joue un rôle important dans l’attitude des nouveaux mouvements sociaux. Les médias mainstream sont bousculés par l’arrivée d’internet puisque les journalistes ne possèdent plus le monopole de la transmission de l’information (Ekman et Widholm, 2014). 

Cette capacité narrative (la forme) s’exprime chez la Murga, comme nous l’avons vu, par sa capacité à rompre avec les formes classiques de la manifestation. Z. Tufekci évoque aussi la capacité disruptive (le fond) que la Murga exprime par sa rupture avec l’ancien monde et ses formes d’oppressions. La capacité disruptive défend la nécessité d’interrompre le cours normal du fonctionnement de notre société

Les nouveaux mouvements sociaux ont un rôle majeur à jouer dans cette prise de conscience d’un modèle néolibéral obsolète et dans la proposition d’une transition écologique, sociale et démocratique. Les capacités narratives et disruptives sont intimement liées dans l’activisme et ont un grand potentiel de rassemblement, de socialisation, de communication de joie, d’idées, d’énergie et d’espoir qu’un autre monde est possible. La Murga en est la parfaite illustration.

© B. R.

Sources :

  • Zeynep Tufekci, Twitter & gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation, 2017.
  • E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La découverte, 1996.
  • Ekman, M. et Widholm, A. (2014). Politicians as Media Producers. Journalism Practice, 9(1), 78-91.