Une femme indigène Tikuna pose pour la caméra pendant le tournage d’un court-métrage documentaire à San Martin de Amacayacu, en Colombie.
Après un premier volet expliquant le regard erroné de l’homme occidental blanc derrière la représentation des peuples autochtones au cinéma, nous vous proposons une seconde partie qui se focalise sur les cas plus rares de réussite mais aussi leur caractère indispensable à l’heure de questionner nos choix de société.
Les autochtones victimes de l’industrie du cinéma
Un des premiers films américains à vouloir renverser la tendance moribonde de l’image de l’«indien» au cinéma fut Broken Arrow (Delmer Daves 1950) suivi par la série éponyme (1956-1958). Mais, malgré ce premier pas, les productions hollywoodiennes ne laissent encore aucune place aux réalisateurs, directeurs, producteurs et acteurs indigènes dans leur propre représentation.
Il faut attendre le dernier tiers du XXe siècle pour voir un nouveau départ dans le traitement de l’image des populations autochtones à travers le monde, vers une recherche de sincérité, voire de rédemption. Au Canada, le film Circle of the Sun (Colin Low, 1960) marque le premier enregistrement documentaire de la danse du soleil par un anglo-canadien. Le cinéma va ainsi suivre une certaine Renaissance culturelle autochtone à partir des années 1970, sur plusieurs continents.
On peut citer notamment Cœur de Tonnerre (Michael Apted, 1992) et le film culte Phoenix Arizona (Chris Eyre, 1998) ; tous deux présentent un tournant symbolique dans l’histoire du cinéma autochtone. Phoenix Arizona porte un message fort pour la communauté Cœur d’Alène (Idaho, Washington, Montana) car il est adapté d’une nouvelle du jeune écrivain amérindien Sherman Alexie. De plus, une partie de l’action se déroule dans une réserve Cœur d’Alène/Spokane, avec une distribution entièrement locale. Ce film marque une volonté d’inscrire la culture cinématographique autochtone dans le présent, en montrant qu’il est possible d’imaginer des personnages, des héros amérindiens d’aujourd’hui.
Sans doute à cause de l’ethnocide historique dont ils ont fait l’objet par les gouvernements américains successifs depuis le milieu du XVIIIe siècle, les amérindiens apparaissent parmi les Premières Nations les plus actives au monde en matière de programmation audiovisuelle. En 1976 se crée l’association Native American Public Telecommunications (NAPT), qui devient en 2013, Vision Maker Media, aujourd’hui l’une des plus grandes entreprises de production cinématographique autochtone au monde.
Durant cette renaissance amérindienne, on observe une nouvelle génération de cinéastes indépendants, réalisant des œuvres majeures : Return of the Country (Bob Hicks, 1983), Harold of Orange (scénario Gerald Vizenor, 1984) ou encore Navajo Talking Picture (Arlene Bowman, 1985). On citera également les noms de Sandy Osawa, Phil Lucas et Randy Redroad particulièrement actifs pendant les années 1990.
Cependant, le problème de la distribution aux Etats-Unis et à l’international n’est pas réglé avec l’avènement de la NAPT ; la production autochtone est trop souvent perçue comme peu professionnelle et sur les milliers de films produits durant la seconde moitié du XXe siècle, seule une poignée réussit a percer les lignes de la grande distribution (chaînes physiques de cinémas, télévision, festivals). En cause : le faible intérêt des responsables de programmation ainsi qu’une méconnaissance de l’enjeu politique de la visibilité des Premières Nations.
Exemple parlant de la mentalité des décideurs de l’industrie cinématographique américaine durant toute la seconde moitié du XXe siècle : en 1975, Will Sampson interprète avec brio le rôle du chef Bromden dans Vol au dessus d’un nid de coucou (Miloš Forman, 1975) et il est pressenti pour l’Oscar du meilleur second rôle. Il ne fera même pas partie des acteurs sélectionnés, ce que la presse de l’époque tentera de justifier en avançant qu’il s’est simplement contenté de «jouer à l’Indien».
Exemples de productions indépendantes
Will Sampson créera en 1979 l’American Indian Film Institute, qui contribue grandement à la valorisation d’œuvres amérindiennes. Le XXIe siècle apporte une plus grande diversité et une profondeur de documentation de peuples encore pas ou peu documentés, y compris par des membres de leur propre communauté. Mais, au-delà d’une documentation indispensable, c’est aussi de nouveaux moyens (plateformes de baladodiffusion, sites, médias citoyens, centres culturels autochtones, écoles bilingues, etc.) et un désir d’appropriation de l’image, par les créateurs autochtones eux-mêmes, que ce siècle fait émerger.
Au Nunavut (Canada), le collectif Isuma diffuse depuis 1990 des productions cinématographiques ainsi que la seule chaîne télévisuelle inuite depuis l’arctique, mêlant histoires orales traditionnelles inuites et nouvelles technologies selon un processus de production collaboratif et communautaire. Basé à Igloolik, son vaste corpus rassemble des œuvres originales tournées en inuktitut et façonnées par les valeurs, les pratiques et les récits inuits.
Malgré ces progrès, l’image des peuples autochtones dans la plupart des productions grand public au XXIe siècle est encore très souvent associée à celui d’une population marginale, isolée, concentrant des problèmes sociaux importants, comme la consommation de produits stupéfiants, la criminalité ou le chômage (voir Breaking Bad de Vince Gilligan).
Blocage français
En France, la série à succès Guyane accorde une certaine place aux wayanas, sans tomber dans le piège d’une surreprésentation commerciale, ni tenter du pur documentaire (un village wayana est reconstruit pour les besoins de la production et des acteurs indigènes sont engagés). Plus généralement dans le pays, une structure administrative volontairement prohibitive interdit encore l’accès à des moyens publics pour la création autochtone et impacte des centaines de milliers de personnes, de la Polynésie à la Guyane, en passant par la Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna ou encore La Réunion.
La direction et la programmation de groupements publics médiatiques comme Outre-Mer La Première ainsi que l’extrême centralisation des moyens de création cinématographique en métropole, confisquent toujours la voix aux Premières Nations, dans ce pays abritant la deuxième plus grande zone économique exclusive au monde et plusieurs dizaines d’ethnies autochtones différentes sur quatre continents.
Par là même, et par la diversité unique de sa population, la France a un potentiel – et un devoir – d’exemplarité sur la scène internationale en encourageant largement, au sein de ses nombreuses cultures régionales et sans limitation géographique, ces expressions autochtones.
Mais avant de rêver un avenir partagé avec les nombreux Peuples Premiers de la République française, il faudra d’abord se rappeler que c’est le gouvernement de métropole qui a refusé de reconnaître nationalement la définition même du terme «autochtone», proposée aux Nations Unies par les autochtones eux-mêmes entre 1981 et 1987 (définition citée dans la première partie) et qui continue de limiter physiquement et de définir leurs contributions artistiques.
Ce problème est soulevé régulièrement par les communautés autochtones elles-mêmes, notamment par Chantal Spitz, autrice polynésienne, dans “Essai. Pour émerger un cinéma autochtone dans le Pacifique”. Dans la droite ligne de ce que d’autres Premières Nations ont pu communiquer, en Amérique du Sud et du Nord, en Afrique, en Asie, en Europe du Nord et ailleurs en Océanie, elle appelle à « ne pas consommer le regard des autres sur nous-mêmes ». Cela signifie, dans la plupart des cas, faciliter l’accès des autochtones aux moyens de production artistique et leur permettre de rejoindre les capacités d’expression du reste de la population, notamment dans les médias publics.
Les raisons de la création
Parmi les particularités du cinéma autochtone, on peut citer le concept d’«esthétique intégrée», dans lequel une œuvre cinématographique est jugée en fonction de sa capacité à recréer et incarner des relations sociales bénéfiques à l’ensemble de l’humanité. C’est une notion commune aux aborigènes d’Australie (Warlpiri, Pitjantjatjara) comme aux inuits du grand nord canadien.
Le processus de réalisation visuelle devient ainsi bien plus qu’un geste technique, il est un lien spirituel entre les personnes et un renfort des relations sociales essentielles à la production rituelle ; en ce sens, le cinéma a lui aussi peu à peu intégré les sociétés premières, en tant qu’élément des cultures autochtones et outil de transmission.
La réalisatrice abénaquise Alanis Obomsawin fait remarquer que son engagement dans le cinéma autochtone provient du fait qu’elle a découvert, étant enfant, des informations erronées sur les Premières Nations dans des livres scolaires québécois. C’est ici une dimension plus purement documentaire et historique qui est abordée par la réalisatrice ; notamment dans son long-métrage documentaire Kanehsatake : 270 ans de résistance (1990). Comme le montre cette œuvre, la documentation autochtone apporte parfois un point de vue en décalage total avec les reportages télévisés de leur époque et permettent de couvrir un aspect social auquel aucun autre média ou personne n’a accès.
Plateformes et aides publiques
Dès les fin des années 1970, des groupements Premières Nations obtiennent des financements fédéraux pour créer des programmes locaux en inuktitut. C’est ainsi qu’est créé l’Inuit Broadcasting Corporation (IBC) en 1981. Puis, en 1987 la série Super Shamou détrône Superman auprès des jeunes inuits, dès son lancement, grâce à la transformation en personnage de culture pop du chaman traditionnel. La série devient même un modèle de diffusion et d’enseignement de la morale inuit aux enfants. Il faut aussi nommer l’autre série à succès dans ce contexte du Grand Nord canadien : Takuginai (1995) qui permet la diffusion de capsules d’enseignement primaire, de scènes de vie quotidienne et de reportages en inuktitut.
Malgré des progrès encore souhaitables dans la présence médiatique autochtone, le Canada fait figure de précurseur et de pays occidental ayant le plus participé publiquement à la reconnaissance visuelle des Premières Nations.
Parmi les quelques plateformes publiques dédiées, notons celle de l’Office National du Film (ONF) du Canada ; il inaugure, en 2006, un nouveau site visant à présenter – entre autres – plus de 60 ans d’histoire du cinéma autochtone produit par l’ONF (de 1940 à 2004), par le biais d’une sélection de films réalisés par des cinéastes indigènes.
Depuis les années 1980, l’Australie n’est pas en reste, avec une conscience socio-politique de l’inclusion des coutumes aborigènes à l’ensemble de la société et de sa traduction légale, selon les états. Les entreprises aborigènes PAW Media (anciennement Warlpiri Media Association), Farda Films et le soutien régulier d’organismes publics comme la South Australian Film Corporation assurent une production nationale indigène documentaire et cinématographique (courts et longs métrages).
De plus, chaque représentation multimédia d’un lieu ou de personnes autochtones fait légalement l’objet d’un « acte de reconnaissance » envers les peuples premiers concernés, depuis le début des années 2000. En Nouvelle-Zélande voisine, la situation semble encore meilleure pour la population maori, dont l’art et le cinéma en particulier font partie du patrimoine national reconnu et encouragé par de nombreux événements, festivals et aides publiques. La réalisatrice maori néo-zélandaise Merata Mita disait de son métier en 1983 :
« En tant que productrice ou réalisatrice d’un film, je suis en fait dans la position de la personne qui transmettait la tradition orale dans les temps anciens… c’est similaire à la façon dont les whaikōrero et les histoires qui sont racontées sur le marae font vivre les traditions et maintiennent le contact avec le passé. »
Force est de constater qu’à part ces trois exceptions, rares sont les pays ou régions à accorder une visibilité à la hauteur de l’importance – historique et actuelle – des groupes autochtones.
Que ce soit en tant que spectateurs, figurants plus ou moins conscients d’une narration étrangère, ou encore comme acteurs à part entière de leur image, durant toute l’histoire du cinéma jusqu’à nos jours, les autochtones nous montrent qu’ils sont présents de diverses façons et indispensables à notre mémoire collective. À l’heure du questionnement des conditions de vie sur terre et de choix sociétaux et individuels impliquant durablement l’humanité, les Premières Nations nous prouvent l’unique valeur ajoutée de leur apport dans le septième art et nous montrent une forme d’universalité qu’ils – loin de garder pour elles et eux -, nous proposent de partager.
Pierre-Emmanuel Largeron pour Fsociété.
Références :
- Dudemaine, A., Marcoux, G. & Saint-Amand, I. (2020), Cinémas et médias autochtones dans les amériques : récites, communautés et souverainetés. Revue Canadienne d’Études Cinématographiques / Canadian Journal of Film Studies, 29(1), 1–26. [Lire en ligne]
- Pierre Yanuwana, Guyane : les peuples autochtones, le cinéma et l’image (2019)
- Irène Bellier. Peuples autochtones dans le monde. Les enjeux de la reconnaissance, L’Harmattan, 2013, Collection «Horizons autochtones», p.98 [Lire en ligne]
- Chantal Spitz, Essai. Pour émerger un cinéma autochtone dans le Pacifique, Journal de la Société des Océanistes, 148 | 2019, [Lire en ligne]
- Sophie Gergaud, Cinéastes autochtones, la souveraineté culturelle en action. éd. Warm, 2019, p.133