Le concept de dépossession écologique des classes populaires a été introduit par le sociologue Jean-Baptiste Comby dans un article de la revue Savoir/Agir. Il part du principe que les classes populaires sont dépossédées voire ont été confisquées des préoccupations écologiques. L’écologie semble être l’affaire de tous, la crise que nous vivons compromet l’avenir du vivant et des êtres humains. Cependant la crise n’est pas vécue de la même façon par tout le monde, il semblerait que les plus pauvres soient les plus vulnérables et les premiers touchés par les conséquences contaminantes de l’activité humaine. Malgré cela, les classes populaires semblent moins préoccupées par l’écologie alors qu’elles devraient en être les premières concernées. Voilà pourquoi nous parlons de dépossession ou de confiscation et non de désintérêt pour l’écologie. Les classes populaires ne seraient pas réellement détachées des problèmes écologiques, ce serait plutôt le discours des « dominants » qui ne collerait pas à leur définition de la situation. Seule une écologie populaire pourrait réconcilier les plus pauvres avec les valeurs écologiques, jusqu’ici construites et confisquées par les classes dominantes. 

L’article de Comby démarre par le constat suivant : « En matière de pollutions, ce sont bien souvent ceux qui en génèrent le moins, à savoir les moins privilégiés, qui en souffrent le plus. » Cela montre d’emblée l’injustice environnementale vécue par les classes populaires, qui vient s’ajouter à une injustice sociale déjà bien ancrée voire accentuée par les logiques néolibérales creusant de plus en plus les inégalités. Nous constatons surtout un système de domination, où les classes bourgeoises s’enrichissent et génèrent en moyenne bien plus de pollutions que les classes inférieures, tout simplement parce qu’elles ont les moyens financier et matériel de le faire. 

Les injustices sociale et environnementale ne sont pas distinctes l’une de l’autre, elles sont intimement liées et résultent des logiques capitalistes voire colonialistes, Mike Davis montre par exemple le lien entre domination coloniale et les grandes famines de la fin du XIXe siècle dans certains pays colonisés dans son livre “Génocides tropicaux”. Ce ne sont que les prémices des logiques capitalistes de domination de l’homme sur les classes les plus vulnérables et sur les non-humains (la nature) : anthropocentrisme, spécisme, surexploitation des ressources naturelles et prééminence de l’économie marchande sur le lien social et la préservation de la nature ; sont les mots d’ordre des schémas de pensée de la modernité.

Parmi les victimes de ces injustices, les paysans en sont peut-être les principales : le productivisme agricole a généré une intensification de l’agriculture. Le paysan du XIXe siècle aux pratiques manuelles et écologiques (forme d’écologie inconsciente, on parle aujourd’hui d’écologie en opposition à l’activité humaine destructrice de l’environnement, qui est un fait de la modernité) est devenu un agriculteur aux techniques intensives voire un employé du capitalisme. En effet les politiques publiques conditionnent fortement l’orientation des méthodes agricoles, en encourageant financièrement les agriculteurs à utiliser des machines et des produits chimiques afin de satisfaire une productivité à court terme dans un contexte de compétitivité économique. Nous ne parlons là que des agriculteurs d’un pays riche comme la France, les agriculteurs des pays du Sud souffrent encore plus de la concurrence de marché et des logiques d’exportation à bas coût vers les pays du Nord. Les agriculteurs subissent à la fois une injustice sociale (pénibilité de travail et précarité) mais aussi environnementale en étant les premiers en contact avec les produits chimiques qu’ils utilisent par la contrainte financière.

Les paysans comme les ouvriers ne sont plus les seuls « dominés », ils ne figurent d’ailleurs pas parmi les deux exemples donnés par Jean-Baptiste Comby, cela montre l’extension des secteurs d’activité qui se situent en bas de l’échelle sociale. Nous avons vu que les classes populaires subissent des injustices environnementales, l’article nous montre aussi qu’elles ne sont pas dépourvues de préoccupations écologiques. Comby montre les économies d’énergie réalisées par les plus pauvres, bien qu’elles soient faites sous la contrainte financière. La première citée, Carole, est consciente des conséquences écologiques néfastes qui annoncent un futur sombre, y compris pour sa propre santé. Le second cité, Michel, se soucie de la qualité des produits qu’il consomme, préférant les produits frais du commerce équitable plutôt que la grande distribution (les prénoms ont été modifiés dans le cadre de l’enquête). 

Dans ses pratiques, ce dernier adopte des comportements écolos sans les revendiquer comme tels. Il critique aussi la dégradation visible de la nature par les forestiers, ce qui montre une certaine incompréhension de la distribution de la pollution selon les classes sociales. Il semblerait que dans l’imaginaire collectif, la dégradation de l’environnement soit liée à la condition du « sal pauvre » des classes inférieures à soi-même, y compris à l’intérieur des classes populaires. Autrement dit, le coupable est toujours l’autre et souvent le plus pauvre ou défavorisé.

Cela est un paradoxe du discours de Michel, qui dénonce pourtant à juste titre les belles paroles des institutions du développement durable, en contradiction avec leurs actes pollueurs. Il y a une certaine méfiance face au discours écologique prononcé par les classes dominantes, qui ne cherchent pas à s’accorder avec les valeurs des classes populaires, mais plutôt à les culpabiliser.

Rappelons que la genèse du mouvement des gilets jaunes en 2018 est liée à une décision politique d’augmenter le prix de l’essence, sous prétexte d’une avancée écologique, cela ressemble plutôt à une volonté de culpabiliser le pauvre, de le faire payer pour une crise écologique dont il n’est pas responsable. Le mouvement social n’a pas été totalement dupe puisqu’il semble montrer plus de signes de convergence que de divergence avec les mouvements écologistes. Cependant la méfiance des classes populaires envers l’écologie semble freiner encore quelque peu cette union. Par exemple, le mouvement Extinction Rebellion compte parmi ses membres une majorité d’individus blancs de la classe moyenne et diplômés d’études supérieurs, et son recours à la non-violence comme seule tactique de résistance a été critiquée. La désobéissance civile suppose en effet des arrestations par la police sans montrer de signes de résistance, ce qui semble difficile à faire accepter notamment aux habitants de banlieue, qui connaissent au quotidien des rapports tendus avec les forces de l’ordre, ou qui peuvent subir des violences d’ordre institutionnel : précarité, chômage, racisme, logement insalubre, etc.

Selon Comby, ce sont les privilégiés qui se sont appropriés l’écologie en fonction de leur ethos et en opposition avec les valeurs des classes les plus pauvres : « la rhétorique écologique n’est pas bourgeoise en soi, elle a simplement été construite comme telle ». Cela permet à l’écologie d’être une préoccupation morale des riches. Les pauvres ne peuvent pas s’aligner d’un point de vue matériel à la « propreté », au « neuf » du riche : maison neuve bien isolée, voiture récente qui consomme moins d’énergie, produits alimentaires comportant le label biologique, etc. Mais ce n’est que l’arbre qui cache la forêt, la bourgeoisie est plus encline à la surconsommation matérielle, c’est elle la première responsable des excès de dépenses énergétiques. Une écologie sincère et profonde devrait plutôt remettre en cause les logiques néolibérales où le productivisme est roi quel qu’en soit le coût environnemental. Mais cette vision de la décroissance porterait atteinte aux intérêts de la bourgeoisie, ce qui explique l’art de la rhétorique utilisée afin de se déresponsabiliser et de culpabiliser au contraire les classes les plus pauvres. Les pollutions des plus riches sont moins visibles voire cachées ou ignorées, alors qu’elles sont plus importantes.

Il semblerait que la définition de l’écologie par les classes dominantes conforte leur ethos (“Manière d’être sociale d’un individu (vêtement, comportement) envisagée dans sa relation avec la classe sociale de l’individu et considérée comme indice de l’appartenance à cette classe”, définition du Larousse). Cela crée automatiquement un rejet de la part des classes dominées, leur culture se construit alors en opposition de la classe dominante, Richard Hoggart parle d’ailleurs d’ « altérité positive », c’est-à-dire le fait de construire sa propre culture et son identité par la distinction ou l’auto-exclusion volontaire ; ce qu’Olivier Schwartz tente de nuancer. Ce dernier reconnaît l’existence d’une séparation culturelle mais aussi celle d’une réinterprétation. Les classes populaires sont-elles capables de réinterpréter voire de réinventer l’écologie en conformité avec leur ethos ?

D’un côté, Carole dit ouvertement se moquer du choix de sa sœur de voter pour le parti écologiste. De l’autre, Michel, se méfie d’institutions politiques tel que le Grenelle de l’environnement, dénonçant son hypocrisie. Il semblerait qu’en plus d’une crise sociale et environnementale, il y ait aussi une crise politique voire démocratique. Le taux d’abstention en hausse, la montée de l’extrême droite, l’arrivée au pouvoir d’un président sans préparation programmatique, crise de résultats dans les deux grands partis politiques français, scandales répétés de fraudes fiscales, décisions politiques favorisant les grandes entreprises au détriment des services publiques, la liste des raisons de se méfier de la classe politique, déconnectée de sa population, est longue. Le mouvement des gilets jaunes qui s’impose sur la durée suffit à comprendre l’ampleur de la crise. 

L’écologie politique n’inspire guère confiance puisqu’elle culpabilise jusqu’ici le citoyen et laisse les entreprises les plus polluantes libres de dégrader notre environnement. Des tentatives politiques ont bien vu le jour, comme le principe du pollueur-payeur, mais ont échoué à être réellement contraignantes, sous le poids des lobbies notamment. C’est surtout une crise démocratique à laquelle nous faisons face : la duperie de la rhétorique écologique ne permet pas au peuple de se saisir clairement des enjeux cruciaux de nos sociétés. C’est pourquoi l’écologie devrait être redéfinie, par les classes populaires notamment, c’est-à-dire par les plus vulnérables aux injustices sociales et environnementales, qui vont de pair.

L’écologie dominante est celle de la bonne conscience, des comportements et des valeurs morales à adopter, l’identité écologique s’achète presque : les produits écologiques coûtent plus chers. Globalement, se préoccuper de comportements ou d’efforts écologiques à mettre en place dans son quotidien, semble malvenu lorsque l’on se demande simplement comment payer la prochaine facture d’électricité. Puisque l’on sait que les logiques néolibérales augmentent les injustices sociales et environnementales, les classes populaires auraient tout intérêt de se saisir des préoccupations écologiques, en renvoyant la culpabilité chez les « dominants ». De plus, la préservation de la planète est un concept bien vague, il serait plus judicieux d’adopter des comportements en définissant clairement les objectifs à atteindre, et non pas s’en remettre à la bonne volonté des citoyens, à leurs valeurs écologiques ou à leur bonne conscience. 

Aussi, une justice et une équité écologique semblent indispensables, à savoir refuser que les constructions ou les usines aux activités polluantes affectent directement la santé des travailleurs ou des résidents de quartiers pauvres. Surtout, une justice écologique voudrait qu’aucun individu ne surconsomme, quelle que soit sa classe sociale. L’économie de marché et le productivisme ne peuvent plus être les logiques dominantes que les « dominés » doivent subir, mais le précieux savoir profane des classes populaires doit être à nouveau considéré : le paysan résistant au progrès technique, les artisans ou encore les bricoleurs comme Michel capable de construire sa propre maison. Ces savoirs faire de la culture populaire sont inconsciemment écolos (en tout cas non revendiqués comme tels) et anticonsuméristes. Entre cette résistance ordinaire et l’activisme politique, il n’y a qu’un pas : celle de la prise de conscience.

Il ne fait aucun doute que depuis les manifestations des gilets jaunes, la prise de conscience des injustices sociales a gagné les classes populaires. Cette dynamique de reconquête de l’espace public et de démocratisation de la société a généré du débat et les injustices environnementales semblent désormais aussi une préoccupation majeure des gilets jaunes. Des convergences avec les mouvements écologistes ont été aperçu sans créer une véritable union. Mais nous ne pouvons pas demander aux classes populaires déjà dépossédées des enjeux écologiques, de s’adapter aux règles des écologistes. L’enjeu comme nous l’avons vu tout au long de l’article, est de redonner aux classes populaires la possibilité de définir leur propre écologisme : par la quête d’une justice environnementale, par la résistance ordinaire voire par ses propres formes d’activisme politique.

En résumé, l’article de Jean-Baptiste Comby permet d’illustrer quelques exemples d’individus issus de la classe populaire et de leur rapport à l’écologie. La crise climatique est un enjeu qui touche ou touchera premièrement les classes les plus vulnérables. De ce point de vue-là, l’écologie devrait être une préoccupation avant tout populaire. Les agriculteurs comptent certainement parmi les plus exposés aux injustices sociales et environnementales, mais les classes populaires occupent aujourd’hui une large gamme de secteurs d’activités et de profils professionnels. La dépossession écologique des classes populaires est due à un discours d’écologie bourgeoise des classes dominantes qui insistent sur les comportements moraux à adopter en société, ce qui élève leur ethos tout en invisibilisant leur surconsommation. Afin d’inverser ce rapport de forces, une écologie populaire ou « des pauvres » semble nécessaire. Elle permettrait aux classes populaires de demander une justice environnementale, d’élever ses pratiques et ses savoirs faire au rang des pratiques écologiques et de mener leur propre activisme écologique.

© B. R.

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