Photo : Dierk Schaefer (Flickr)

Quel monstre avons-nous créé ? Je ne parle là ni de Trump, ni de Zemmour, ni d’un quelconque personnage que le système a propulsé au plus haut rang de la sphère d’influence des idées d’extrême droite. Je parle de ce que nous sommes nous, en tant que société, de toutes les injustices que nous avons banalisé malgré nous et qui se perpétuent dans l’éducation, à la télévision, dans les publicités ; justifiant que la violence du néo-libéralisme serait normale, tout en fermant les yeux sur les conséquences du quotidien des plus vulnérables. Cette violence d’une vision du monde reposant sur des systèmes de domination, il y a ceux qui en meurent, il y a ceux qui la subissent tous les jours, mettent en péril leur santé et dont les souffrances sont invisibilisées. C’est le cas de Mona, atteinte de plusieurs maladies invisibles, dont la santé s’est dégradée à cause d’une surcharge de travail au regard de l’aménagement que son handicap aurait dû imposer.

En réaction à la mort de René Robert (le 19 janvier 2022, resté neuf heures allongé sur le bitume en plein Paris sans assistance), Salomé Saqué a mis le doigt sur un fait social très inquiétant : la banalité face aux souffrances des autres, y compris la mort lorsque celle-ci est évitable. Nous avons bien sûr nos biais cognitifs : la mort de René Robert en plein Paris rappelle nos propensions à l’inaction lorsque nous sommes nombreux à assister à une scène de mise en danger pour la vie d’autrui (si les autres n’agissent pas, ce doit être le comportement normal à adopter). Mais enfin… 9 heures sans assistance ? Quelque chose cloche dans notre rapport à la solidarité. Serions-nous devenus si égoïstes au point de banaliser la mort d’individus sous nos yeux ? La question se pose d’un point de vue social (association d’individus) et non individuel : nous sommes tous confrontés à la non assistance d’individus sans abris, la question est que faisons-nous en tant qu’organisation humaine et solidaire pour réparer cette injustice ? La réponse est que nous la banalisons. 

Observons simplement la gestion de crise du covid par le gouvernement Macron. Bien sûr dans les discours, la majorité présidentielle ne manque pas de s’émouvoir de la mort de toutes les victimes quand ça leur permet de faire passer des lois liberticides. Mais avons-nous conscience de la gravité de la situation quand un président sortant se retrouve assez largement en tête des sondages après avoir détruit l’hôpital public en pleine pandémie ? (14 milliards d’euros d’économie et 14 000 lits d’hôpitaux fermés sous le quinquennat Macron selon Caroline Fiat) Autrement dit, nous banalisons le sacrifice de vies humaines parce que les logiques du système néolibéral ont plus d’importance à nos yeux.

Nous nous indignons d’ailleurs de la mort de René Robert parce qu’il est connu, mais nous ignorons plus facilement les morts de ceux qui ne sont rien. Noustoutes.org relève déjà 13 féminicides en France en janvier 2022, 26 travailleurs⸱ses sont mort⸱e⸱s au travail sur la même période selon Silence des ouvriers meurent. Enfin, selon le collectif Les morts de la rue, au moins 538 sans-abris sont mort⸱e⸱s en 2021 à 48,5 ans de moyenne. Sans parler des actes racistes et de tout autres discriminations. On ne naît pas femme, on en meurt. On ne vit pas dans la rue, on en meurt. On ne travaille pas pour les profits d’un patron, on en meurt. La cause de ces drames, ce n’est ni le seul biais de conformité, ni la seule impossibilité du risque zéro au travail, ni une nature humaine fondamentalement violente. Ce sont nos idéologies politiques et économiques qui tuent. 

Salomé Saqué est chargée du pôle économique sur Blast, elle affirme être tout à fait dans son thème lorsqu’elle évoque la mort de René Robert. Le néolibéralisme prône en effet l’esprit de compétition dès le plus jeune âge, valorise l’individu autosuffisant, la réussite individuelle, l’enrichissement personnel sur le dos des plus pauvres. La relation entre un système économique et les drames du quotidien ne saute pas forcément directement aux yeux, mais il est essentiel de faire ces liens pour en trouver les issues politiques. 

Cette longue introduction est essentielle pour mettre en lumière le témoignage de Mona, parfaite illustration de la banalisation des souffrances des travailleurs⸱ses et plus globalement des êtres humains les plus vulnérables, conséquence directe des logiques néolibérales et des politiques de casse du système de santé de ces dernières années. Présentation.

« Je fais partie de ces malchanceux. Ceux qui sont abîmés par la vie. Ceux qui sont touchés dans leur chair. Ceux que l’on regarde tantôt avec mépris, tantôt avec pitié. Je fais partie de ceux qui sont oubliés par la société car leur handicap est invisible. Ceux dont la souffrance est niée car trop peu perceptible par les gens dont la douleur n’envahit pas le quotidien.

Malgré moi, je suis une collectionneuse un peu particulière. Ma spécialité : les maladies orphelines et très douloureuses. Je les cumule, elles s’imbriquent les unes dans les autres pour former un monstre qui me ronge un peu plus chaque jour. Ce monstre, j’ai décidé de l’appeler Arnold car ce prénom revient dans le nom de deux pathologies dont je souffre. C’est un compagnon indésirable qui m’est imposé par la vie. Son seul but est de me faire du mal et de me mettre à terre. Il est imprévisible et sans pitié. »

Mona est préparatrice en pharmacie hospitalière, peu gâtée par la génétique, le quotidien de la jeune femme commence à se compliquer avec l’apparition des premiers symptômes de son handicap invisible : 

« Tout commence en 2005, j’ai de violents maux de tête, des vertiges et on me découvre une malformation rare du cervelet, la malformation d’Arnold Chiari. 

A seulement 23 ans, je subis une très grosse chirurgie du cerveau dans le but de m’éviter une paralysie des quatre membres. Je mettrai plusieurs années à m’en remettre. Mon état s’améliore très progressivement, et à force de volonté, j’arrive à retrouver un semblant de vie normale. »

Fille d’immigrés portuguais, Mona affirme que ses parents “ont connu la misère, la faim, le froid et le racisme”. Pour survivre et faire vivre leurs cinq enfants, ils travaillent sans relâche et sans jamais se plaindre. “Ils ont toujours mis un point d’honneur à faire de leur mieux, parfois au-delà du raisonnable et je pense que j’ai inconsciemment reproduit le même schéma dans ma vie professionnelle”, selon elle.

Cette abnégation au travail amène Mona à réaliser un parcours brillant dans ses études, elle obtient du premier coup un concours difficile à obtenir. 

« Le concours d’entrée en école de préparateur en pharmacie hospitalière est particulièrement difficile. Beaucoup le tente 3 ou 4 fois avant de l’avoir. Et l’année d’étude qui suit est très intensive, certains abandonnent en cours de route. […] Seules 60 personnes en sortent diplômées chaque année en région parisienne, c’est loin de couvrir les besoins des hôpitaux en personnels qualifiés. » 

Apte à intégrer la fonction publique, elle est rapidement titularisée au sein d’un grand hôpital parisien, son travail est aménagé selon son handicap, ce qui lui permet de suivre un régime strict (10h de sommeil par jour, alimentation saine, pas d’alcool), absolument nécessaire pour rester en bonne santé.

Pour des choix de vie personnel, Mona, son mari et ses deux enfants partent vivre à la campagne. C’est dans son nouveau lieu de travail que son calvaire commence réellement. Lisez plutôt : 

« Dès mon entretien d’embauche, j’évoque clairement mes difficultés et les restrictions liées à mon handicap. On m’assure que mon nouveau poste sera adapté en conséquence.

Mais lors de ma prise de poste, à ma grande surprise, aucun aménagement n’est mis en place. Au départ, je pense que c’est juste une question de temps et j’évite aux maximum d’effectuer des tâches incompatibles avec mon état de santé. Malheureusement pour moi, l’esprit d’équipe est radicalement différent de ce que j’ai pu connaître par le passé. Mon handicap est invisible et mes collègues n’ont aucune envie de m’aider. On leur avait dépeint un portrait de moi complètement biaisé. Leur expliquant que j’étais une espèce de « super préparatrice » venant d’un prestigieux hôpital parisien, pourrie d’ambition, possédant un diplôme et des connaissances supérieurs aux leurs. Tout en évitant soigneusement de leur évoquer mon handicap.

Or ma seule ambition était d’avoir un semblant de vie normale. »

Son handicap invisible est d’autant plus invisibilisée par ses supérieurs : décrite à tort comme une bobo parisienne sans soucis de santé, Mona se retrouve dans une position inconfortable, sa générosité, son travail assidu et sa discrétion seront utilisés à des fins utilitaristes, sans considérer une seule seconde l’état de santé particulier de l’employée.

© B. R. & Mona (témoignage).

La suite du témoignage de Mona à lire ici.

Sources :