Photo : @rabenj (Instagram)

La rébellion du printemps : les 27, 28 et 29 mai, Extinction Rebellion Venise s’est mis en ordre de bataille pour protester une fois de plus contre l’inaction politique face à la crise climatique, dont les conséquences sont désastreuses pour le présent et l’avenir du vivant et de l’humanité. Quel lieu plus opportun que cette ville historique menacée de disparition avant la fin du siècle sous la montée des eaux et dont l’activité humaine est l’unique responsable. Quel moment plus opportun qu’un printemps en train de se faire engloutir sous des températures estivales. Si cette fois-ci j’ai observé cette action de loin, c’est l’occasion pour moi de revenir sur un mouvement que je connais bien, qui m’a donné à la fois l’énergie de transformer ma colère dans le militantisme, mais aussi de réaliser les limites de l’isolement dans l’action non-violente écologiste.

Grande révolte ou effet novateur ?

Qu’est-ce qui a fait le succès d’Extinction Rebellion (XR) ? Son irruption dans le paysage des nouveaux mouvements sociaux est patente. Le mouvement semble même s’installer comme référence internationale de la désobéissance civile écologiste. Cette méthode d’action n’est pas nouvelle, XR peut d’ailleurs arguer son succès relatif dans l’histoire des mouvements sociaux, avec comme base les travaux d’Erica Chenoweth. La politologue américaine avance qu’il “n’y a pas un gouvernement qui ait résisté à un soulèvement impliquant l’active participation d’au moins 3,5 % de la population”.

Mais cette affirmation est rejetée par Peter Gelderloos, car la définition de victoire n’est pas clairement définie : parle-t-on d’un renversement du pouvoir ou d’une adaptation législative partielle ? Les gouvernements nous ont déjà prouvé qu’ils étaient capables d’agir, à base de greenwashing et de mesurettes… Or la crise climatique est une préoccupation systémique globale, qui suppose un renversement systémique et la construction d’un nouveau logiciel idéologique, allant à l’encontre de nos habitudes solidement ancrées et de l’utopie d’un monde à la productivité et la consommation illimitées. Pourtant, nous agissons et nous nous insérons dans cette société comme si ce mythe était réalité, comme si accepter l’hérésie capitaliste n’avait pas de conséquences sur nos vies. 

Espoirs et succès relatifs

Ce constat est lucidement partagé par XR qui prône la décroissance et la radicalité des changements de société à mener. La mobilisation active de 3,5% de la population a sans doute un impact sur l’action gouvernementale, mais elle n’assure pas un changement profond de société ni même de cap politique. Ces réussites totales sont peu fréquentes dans l’histoire et ont toujours impliqué des actions non-pacifiques. Pourtant, la menace climatique est telle que nous sommes contraints de bouleverser le système, là où la non-violence seule serait insuffisante, là où la non-violence seule protégerait l’Etat selon l’anarchiste Gelderloos. Le problème n’est d’ailleurs pas la non-violence en tant que telle, mais son caractère exclusif. L’action non-violente n’est pas qu’utile, elle est indispensable, mais en s’isolant des mouvements sociaux spontanés non pacifiques, elle compromet l’interdépendance des luttes et ses ambitions de changement radical de société. Ce n’est pas faire l’apologie de la violence que d’être solidaires avec ceux·celles qui répondent désespérément à la violence première : institutionnelle. 

Malgré tout, des membres de XR Granada en Espagne que j’ai pu interroger en 2021, l’espoir d’un réel changement est toujours perceptible, mais on a parfois l’impression que l’on se contente de peu, que le gouvernement espagnol réagit sans vraiment bouleverser son fonctionnement. On se satisfait de la déclaration d’urgence climatique et de la mise en place d’Assemblées Citoyennes pour le Climat. On peut lire de la part des membres andalous un certain optimisme, l’idée que la pression de la rue oblige le pouvoir à réagir, et pourrait permettre aux écologistes d’obtenir des victoires plus importantes encore : “on a introduit le thème de la crise climatique dans l’agenda politique et dans les médias de communication […] et la société se voit de plus en plus contrainte à se positionner”, déclare une activiste. Nous lisons aussi que tout cela n’avance que trop lentement, jusqu’à éprouver une certaine forme de lassitude ? C’est ce que semble exprimer un activiste granadino : “après les actions, quand la tension retombe, je ressens de la frustration et de l’impuissance en voyant que le monde continue de fonctionner de la même façon”.

Classes populaires et racisé.e.s, grandes absentes du mouvement

Je me suis rendu à Mestre le samedi 28 mai pour assister succinctement à une action d’XR Venezia. Celle-ci consistait à bloquer une rue principale du centre de la ville, déployant drapeaux, banderoles, musique et danse et en alertant de l’urgence climatique et écologique. Si en France l’urgence sociale a été souvent mise en avant chez les écologistes sensibles à la dynamique des Gilets Jaunes -et son éloquent slogan “fin du monde, fin du mois, même combat”- ; de prime abord XR Italie n’affirme pas en premier lieu cette urgence et injustice sociale. Autre donnée facilement observable visuellement : l’absence totale de personnes racisées parmi les quelques dizaines d’activistes. Pour revenir à la critique de Gelderloos, il est compréhensible que les racisé.e.s qui subissent déjà les violences policières, ne souhaitent pas “jouer” à se faire arrêter volontairement par la police comme le font les activistes d’Extinction Rebellion, ce qui pose le problème du privilège blanc.

L’impression laissée par les activistes espagnol.e.s fut similaire : parmi la dizaine de personnes interrogées, on retrouvait certes plusieurs personnes étrangères mais elles étaient principalement blanches et européennes. En revanche, le cliché du bobo écolo ne se vérifie pas totalement chez XR : aucun membre ne se considère aisé financièrement, plusieurs éprouvent même des difficultés financières et/ou sont issus de familles de la classe des travailleurs. Mais relativisons cette auto-définition et cette pauvreté relative, en distinguant des individus pouvant parfois flirter avec la pauvreté (principalement par choix d’un mode de vie sobre), de ceux qui ont grandi et souffert dans la précarité. 

Classes populaires invisibilisées

Cette distinction est importante pour l’activiste écologiste Nicole Vosper qui témoigne de son épuisement face à l’attitude de ses camarades de la classe moyenne dans le journal anglais The Guardian. Elle qui vient d’un milieu pauvre, regrette que la pauvreté puisse-t-être perçue comme un jeu ou une aventure, voire une expérience romantisée par les écologistes. Alors que la pauvreté n’est faite que d’insécurité, d’angoisses et d’une charge de travail plus lourde (il faut régulièrement se muer en soignants, parents, compagnons de prison ou supporter des traumatismes plus graves liés à des traumatismes, à l’excès de consommation d’alcool ou de drogues, ou des violences domestiques, plus fréquents dans l’entourage des classes populaires). N. Vosper déplore également que les activistes de la classe moyenne ont tendance à participer à des actions de protestation à l’international, alors qu’il y a un réel manque de participation à des campagnes menées à l’échelle locale par les classes populaires, alors abandonnées à leur sort. 

Selon la professeure britannique en géographie humaine et justice environnementale Karen Bell (référence en bas de page), Extinction Rebellion n’est pas enraciné dans les organisations et communautés des classes populaires. Elle élargit le problème à l’ensemble de la pensée environnementaliste dominante : la majorité des décideurs politiques, activistes, milieux académiques et experts dans le domaine environnemental échouent à comprendre et soutenir les classes populaires. Cela conduit à une injustice climatique. L’autrice rappelle que pendant des siècles, les environnementalistes les plus engagés proviennent des classes populaires, bien que cela soit rarement reconnu. Elle s’est entretenue dans son livre avec des personnes issues des classes populaires et s’est rendu compte qu’une grande majorité se sont désengagées des organisations environnementalistes traditionnelles à la suite d’expériences négatives.

Malgré tout, nombre d’entre elles ont organisé leurs propres campagnes de lutte environnementale locale, liées à la pollution ou la préservation d’espaces verts entre autres. Ces activités sont rarement relayées dans les médias. Des campagnes individuelles ont aussi été menées comme celle d’une femme interrogée qui a fait tester positivement à des substances polluantes l’eau fournie dans sa maison. K. Bell assure que ces campagnes sont invisibilisées alors qu’elles sont fructueuses. Elle explique cela par un éloignement entre les classes populaires et les personnes proches des médias, qui contribue à l’illusion que l’écologisme disruptif est un domaine réservé aux classes moyennes. 

Cela nous amène à penser qu’Extinction Rebellion est finalement un mouvement mainstream, à l’image des organisations écologistes avec lesquelles les activistes souhaitaient pourtant rompre. Loin de vouloir critiquer les intentions du mouvement ou la nécessité de s’engager, le constat de K. Bell et le témoignage de N. Vosper offrent des pistes de réflexions constructives qui pourraient permettre à XR d’évoluer vers une attitude plus inclusive des minorités déjà oubliés du système. Il ne faudrait pas s’enfermer dans son propre champ d’action et de lutte, ce qui pourrait avoir pour conséquences une récupération politique par la bourgeoisie et ne ferait qu’accentuer le domination capitaliste sur les classes les plus pauvres. 

L’apport fondamental d’XR dans la lutte sociale

Malgré l’énoncé des différentes limites du mouvement, qui sont d’ailleurs davantage des axes de réflexions, l’apport de l’action non-violente écologiste reste indispensable. D’abord, XR s’inscrit dans le mouvement de l’artivisme : à l’image de la Murga, XR encourage le militantisme festif et artistique. Une forme d’action qui attire l’attention et surtout donne envie de s’engager. Si nous luttons, c’est que nous subissons une domination injuste au quotidien, alors autant faire de la lutte une fête, un moment de joie à partager, un espace dans lequel on peut exprimer notre idéal et notre vision de la vie. 

Ensuite, si l’inclusion des pauvres et des racisé.e.s est encore problématique, celle des féministes est entendue, à tel point que le slogan “ecofeminismo” (écoféminisme) est entonné par XR Espagne. Sur la sociologie du mouvement, les femmes ne sont pas minoritaires contrairement à la majorité des nouveaux sociaux et syndicats, d’autant plus dominés par les hommes. Une membre d’XR Granada regrette que d’ordinaire “les espaces d’activistes sont occupés par des hommes âgés, ce qui rend difficile de faire entendre son opinion.” Ce problème ne s’est pas présenté chez XR qui est un mouvement jeune, qui utilise l’écriture inclusive et vise l’horizontalité par la prise de décision par consensus. 

Les violences sexistes et sexuelles n’échappent pas à la gauche

Cela dit, une autre membre qui n’a pas subi de violence sexiste, dit avoir eu écho d’une camarade victime d’attitudes sexistes par le passé. Cela nous rappelle que le système patriarcal est si ancré dans nos sociétés, qu’il n’échappe pas aux mouvements politiques ou sociaux de gauche. Mais de manière générale, le féminisme semble mieux accepté qu’ailleurs, de même que la France Insoumise lutte bien plus efficacement contre les violences sexistes et sexuelles que les partis politiques traditionnelles (cf. l’affaire Taha Bouhafs très vite réglée par le retrait de sa candidature). Pour ce qui est des syndicats, nous sommes encore loin du compte, si l’on en croit ce témoignage anonyme d’une syndicaliste : 

« Cette violence des hommes militants contre les femmes (principalement mais contre d’autres hommes aussi) est encore tabou. Personne n’ose parler car le syndicat protège les harceleurs, violeurs, hommes violents. Les répercussions sur ceux, celles, qui osent braver cette omerta sont très difficiles à vivre. […] Je pense qu’on en parle pas assez. Pour l’instant ils ont échappés à la vague metoo, mais j’espère qu’un #balancetonporcsyndicat va émerger. »

Anonyme

XR offre un espace de militantisme plus accessible pour les femmes. Nous pouvons l’expliquer par la jeunesse de ses membres (plus sensibles aux évolutions des luttes féministes), mais aussi à l’horizontalité du mouvement, au choix de la non-violence, à l’artivisme ou encore à sa culture régénératrice (qui rappelle l’éthique de care féministe : prendre soin de soi et des autres). Attention bien sûr à ne pas confondre le pacifisme, le soin et l’art avec des caractéristiques essentiellement genrées, en gardant à l’esprit que ce sont des différences culturelles.

En somme, nous avons parlé de tout dans cet article sauf de l’effondrement climatique, dont la nécessité de lutter ne fait aucun doute. Ce choix est volontaire car nous ne voyons pas d’issue de renversement systémique sans interdépendance des luttes. Or, force est de constater que les classes populaires et racisé.e.s ne se sentent pas incluses dans les mouvements écologistes et dans la non-violence. Les privilèges blanc et de classe font figure d’obstacles pour un mouvement qui prône pourtant l’inclusivité et la bienveillance. Pour paraphraser Gelderloos, l’action non-violente n’est pas problématique, elle est même nécessaire quand elle s’inscrit dans une diversité de tactiques. Le danger est son isolement, qui compromettrait d’ailleurs cet objectif de mobiliser activement 3,5% de la population dans un combat commun.

© B. R.

Sources :

  • Karen Bell. Working-Class Environmentalism. An Agenda for a Just and Fair Transition to Sustainability. Palgrave Macmillan, 2020, 292 p.
  • Comment la non-violence protège l’État : une autocritique de Peter Gelderloos
  • GELDERLOOS, Peter. Comment la non-violence protège l’Etat : Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux. Editions libres : 2018, 180 p.
  • Chenoweth, E., & Stephan, M. (2012). Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict (Columbia Studies in Terrorism and Irregular Warfare) (Reprint éd.). Columbia University Press.