« De quoi les Gilets Jaunes sont-ils le signe émergent ? » est le titre d’un colloque organisé les 13 et 14 janvier 2022 par l’Observatoire des Extrémismes et des Signes Émergents (OESE) à l’Université Polytechnique des Hauts-de-France. Nous aurions tendance à les oublier, à considérer ce mouvement social sans débouché politique comme un échec, une colère passagère, une utopie de démocratie. Ce serait se méprendre, la crise sanitaire ne fait que déplacer nos préoccupations et nos angoisses, les mouvements sociaux contemporains ont pour spécificité de surgir quand on ne s’y attend pas, justement après avoir gardé en soi une colère pendant trop longtemps. Une crise, un état d’urgence permanent qui protège un gouvernement qui a pris l’habitude de ne rien anticiper et de repousser les problèmes profonds à plus tard. Cette colère latente était déjà contenue sous François Hollande, dans un pays alors sous le choc après les attentats du Bataclan. Quelques mois d’une méprisante macronie ont suffi pour voir éclore en novembre 2018 le mouvement des Gilets Jaunes.
Les Gilets Jaunes ont-ils disparus ou pris de nouvelles formes ? Ont-ils influencé l’opinion publique, profité aux idées d’une gauche radicale, parfois écologiste, ou au contraire de l’extrême droite, voire même des théories complotistes ? Qu’incarnaient-ils avant le drame des violences policières ? Si parfois les gilets fluorescents font leur réapparition, les manifestations n’atteignent jamais un tel niveau de mobilisation tel qu’aperçu en 2018 et 2019. La crise sanitaire a-t-elle paralysé -durablement ou momentanément- les velléités de révolte de la population française ? Tentative de bilan.
Gilets Jaunes et complotisme
Lorsque nous analysons un mouvement aussi large, il ne suffit pas de retenir uniquement les idées qui vont dans notre sens, l’analyser suppose le dépeindre dans son entièreté, celui-ci incarnant un paysage politique à l’instant T. Bien que tancée à la fin de sa présentation (lors du colloque de l’OESE), Valérie Igounet, docteure en histoire contemporaine, décrit une réalité inquiétante : les théories complotistes gagnent du terrain, en particulier au sein des Gilets Jaunes. La chercheuse se défend d’analyser une partie minoritaire des Gilets Jaunes et refuse de généraliser le complotisme à l’ensemble du mouvement. Elle s’appuie sur une enquête de la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch réalisée par l’Ifop sur l’état du complotisme en France : par exemple, près de 50% des personnes se définissant comme Gilets Jaunes ne croient pas que l’attentat du marché de Noël à Strasbourg du 11 décembre 2018 ait été perpétré par Cherif Chekatt comme l’indique la version officielle. Notons tout de même qu’une partie d’entre eux ne se prononcent pas ou ne sont pas certains de croire en la version officielle, ce qui signifie que seuls 23% pensent qu’il s’agisse d’une manipulation du gouvernement, cela reste tout de même assez largement supérieur aux chiffres de l’ensemble de la population française.
V. Igounet argumente par ailleurs que les thèses complotistes auraient gagné du terrain du fait de la popularité de certains leaders du mouvement, qui en profitent pour diffuser leurs idées complotistes, elle pense par exemple au retour opportuniste de Dieudonné et du geste de la quenelle, mais aussi à la tentative de récupération politique de l’extrême droite, et du danger de l’effet tourbillon conspirationniste des réseaux sociaux.
Cela dit, est-il vraiment nécessaire d’insister sur une plus grande tendance d’adhésion des Gilets Jaunes aux théories complotistes ? Plutôt que de dresser ce simple constat, ne pourrions-nous pas comprendre cette attitude de méfiance extrême (sans pour autant adhérer aux théories complotistes) quand les gouvernements manquent de transparence, cèdent aux pressions des lobbies industriels, quand les injustices et les inégalités sont si importantes et ignorées des décideurs politiques ? Peut-on vraiment en vouloir à certains Gilets Jaunes de trouver des explications qui ont finalement plus de sens que la folie du monde néo-libéral ? Les premiers responsables de la diffusion du conspirationnisme seraient plutôt ceux qui n’inspirent plus confiance alors qu’ils sont censés nous représenter : le gouvernement.
Difficile alors de trouver un équilibre entre bienveillance et lutte contre la désinformation. Entendons-nous bien, les théories du complot ne concernent pas seulement les quelques illuminés qui pensent que la Terre est plate, mais aussi des idées ayant potentiellement des conséquences bien plus graves dans la vie de nombreux individus, idées qui sont même aux portes du pouvoir, telles que la théorie du grand remplacement. Dans l’idéal, nous aurions affaire à des dirigeants transparents, impartiaux et bien intentionnés ; mais quand les classes populaires sont bernées par des discours faussement de gauche contrastant avec la réalité du vécu et de conditions de vie qui se dégradent, il devient difficile de savoir à qui se fier, les thèses complotistes ont alors le champ libre. Politiques néo-libérales (cause) et popularité des discours de haine (effets) s’autoalimentent. V. Igounet a donc raison d’alerter sur le danger des théories du complot, mais il ne faudrait pas écarter les causes de l’équation ; ces mêmes causes qui ont généré le ras-le-bol des Gilets Jaunes.
Gilets Jaunes et écologistes : une convergence possible
Quelle est la position des Gilets Jaunes sur la question climatique ? Selon le docteur en sociologie Erwan Lecœur (colloque OESE) ; à priori, les Gilets Jaunes sont anti-écolos : mouvement né en réaction à l’imposition d’une taxe carbone, il est aussi opposé à d’autres mesures dites “écologiques” telles que la limitation de vitesse à 80 km/h au lieu de 90 ; ce qui explique la passivité des forces de gauche écologistes au début du mouvement. Mais cet antiécologisme est loin d’être évident, les Gilets Jaunes s’étant révoltés contre une injustice fiscale et non contre des principes écologiques. Certains écologistes se sont d’ailleurs opposés à cette taxe, la jugeant inéquitable et lui préférant l’écotaxe qui s’applique spécifiquement aux activités portant atteinte à l’environnement (principe pollueur-payeur).
E. Lecœur compare ensuite les mouvements écologistes à celui des Gilets Jaunes afin de savoir s’ils sont compatibles. Il observe d’abord une volonté commune d’un hyperdémocratisme, cependant les Gilets Jaunes soutiennent avant tout les référendums révocatoires afin de contrôler les élus, plutôt que la vision réformiste d’une démocratie participative des écologistes. Les deux mouvements critiquent fermement les politiques néolibérales du gouvernement Macron mais aussi de ses prédécesseurs, à la fois destructrices du social et du vivant ; d’où le fameux slogan « Fin du monde, Fin du mois, Même combat. » Ils portent tous deux en effet des revendications sur la protection des modes de vie (la survie d’un point de vue économique d’un côté et écologique de l’autre). De plus, ils se retrouvent sur une certaine radicalité des actions, une utilisation élevée des réseaux sociaux, un refus de se soumettre à des leaders et un processus de politisation pour des personnes encore pas ou peu politisées.
On observe cependant des divergences entre la colère du peuple et la lutte écologiste, notamment sur le profil sociologique : on retrouve plus d’hommes chez les Gilets Jaunes que chez les militants écologistes, ces derniers sont en moyenne plus jeunes, diplômés, urbains et politiquement de gauche. Ils sont également plus enclins à accepter des mesures contraignantes pour lutter contre la crise climatique. Sur la forme des actions, les écologistes préfèrent les actions non-violentes, quand les manifestations des Gilets Jaunes peuvent dégénérer vers des scènes de violence. Les mouvements écologistes n’ont par ailleurs pas de frontières, les marches pour le climat et les actions d’Extinction Rebellion sont organisées partout dans le monde avec les mêmes revendications face à une crise globale, le mouvement des Gilets Jaunes est quant à lui spécifique à la France, bien qu’il s’inscrive dans une dynamique mondiale de révoltes sociales (à Hong-Kong, au Liban, au Chili, etc.).
Ces divergences ne semblent pourtant pas insurmontables et des tentatives de rapprochement entre les deux mouvements ont été aperçues pendant la crise des Gilets Jaunes. Les écologistes considèrent que la justice sociale et climatique vont de pair, alors que certains Gilets Jaunes considèrent que leur mode de vie est déjà écologique : consommation de produits locaux ou encore économies réalisées sur les dépenses énergétiques. Ce sont deux visions d’un monde injuste en phase d’explosion. E. Lecœur considère que le fossé entre Gilets Jaunes et écologistes s’est considérablement réduit sur le fond, mais qu’il s’élargit à nouveau entre une classe populaire et des écolos qui restent perçus comme des “bobos”.
Mouvement de droite ou de gauche ?
En tant que mouvement spontané, les Gilets Jaunes ne sont absolument pas homogènes d’un point de vue politique, si ce n’est dans un consensus d’opposition aux politiques néolibérales de La République En Marche. Ni de droite ni de gauche, mais en même temps très influencé par l’extrême droite et l’extrême gauche, le mouvement est absolument transpartisan.
Pour Sylvain Boulouque (colloque OESE), expert auprès de la Fondation Jean-Jaurès, il est difficile d’identifier un profil ou des revendications types pouvant varier d’un rond-point à un autre, ou d’une semaine à une autre. Son caractère polymorphe le rend par ailleurs difficile à manipuler. Lors du deuxième acte (24 novembre 2018), la situation s’est déjà largement tendue par rapport au premier acte (17 novembre) où une extrême droite plus organisée cherchait à envahir les lieux de pouvoir. Le profil sociologique des Gilets Jaunes était d’abord plutôt d’extrême droite avant d’évoluer au fur des semaines. Lors de l’assaut de l’Arc de Triomphe le 1er décembre, l’extrême droite était présente en première, les activistes d’extrême gauche sont arrivés dans un second temps selon S. Boulouque. Cette journée marque par ailleurs le début des revendications du RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne), les manifestations deviennent incontrôlables, les groupes des deux extrêmes cherchant à encadrer le mouvement. Ce n’est qu’en février 2019 que S. Boulouque note une hausse des revendications de gauche, qu’il explique par une démobilisation successive des groupes poujadistes, les militants de gauche étant plus tenaces et expérimentés politiquement. Selon l’expert, l’évolution allant d’une culture d’abord de droite de leaders comme Eric Drouet et Maxime Nicolle vers un rapprochement actuel avec la France Insoumise, illustre bien l’évolution des revendications politiques. S. Boulouque insiste sur le fait que les participants du premier acte des Gilets Jaunes n’ont pas basculé d’un extrême à l’autre, c’est avant tout le profil des manifestants qui a évolué.
La réalité du terrain
Toujours lors du colloque de l’OESE, Aude Lancelin journaliste fondatrice de QG, apporte un regard de témoin. En effet, présente sur les Champs Elysées lors du deuxième acte lorsqu’elle travaillait pour le Média, elle a pu saisir la genèse d’une colère explosive et d’un mouvement dont on se demandait encore la direction qu’il pouvait prendre. Elle y décrit d’abord une attitude pacifique et de fraternisation, avant que n’intervienne le drame des violences policières. C’était une foule « hésitante et en colère » dit-elle, les provinciaux envahissent la capitale, on y trouve des individus qui manifestent pour la première fois. Sans nier la présence de discours complotistes, elle préfère insister sur la sincérité de leur colère, du ras-le-bol des injustices fiscales et du sentiment d’humiliation. La haine du président Macron ne faisant qu’incarner leurs souffrances. On assiste à un brassage social et politique total, les drapeaux rouges se mélangent aux drapeaux bleu blanc rouge. L’extrême droite n’est selon elle pas majoritaire mais sera exploitée par les médias.
Pour l’avocat Philippe de Veulle, témoignant aux côtés d’A. Lancelin, les Gilets Jaunes sont des citoyens français des classes moyennes et travailleuses avant d’être des partisans politiques. Il insiste sur la réaction extrémiste d’un gouvernement pris au piège face au climat bouillant d’une forte demande sociale. Christophe Castaner, alors ministre de l’intérieur, accuse les Gilets Jaunes d’être des voleurs et des casseurs. Ces personnes ne font en fait que profiter du mouvement et ne le représentent pas dans sa profondeur. Il considère ensuite que les Gilets Jaunes se sont sentis trahis par les médias, qui ont tenté de décridibiliser le mouvement en le caricaturant comme une foule violente et haineuse. En réalité, les Gilets Jaunes avait un rôle d’opposition politique, les violences étaient minoritaires et faisaient suite aux provocations (verbales et physiques) de l’Etat : on pense particulièrement aux violences policières, à l’utilisation dangereuse du LBD, des matraques, des forces -inadaptées- de la BAC, le tout conduisant à de nombreuses blessures et morts, on garde en mémoire les nombreux cas d’éborgnement. Cette violence s’explique de manière politique : le gouvernement, pris de panique et extrêmement surpris par ce mouvement, a notamment demandé à la justice de faire preuve de sévérité envers les manifestants.
Enfin, Aude Lancelin regrette l’absence ou la distance des forces de gauche, parfois emprises d’un certain mépris de classe, de peur et de prudence. Elle considère que les journalistes soutenant les Gilets Jaunes se sont retrouvés esseulés au sein de la sphère intellectuelle de gauche, jusqu’à fin janvier 2019 et l’indignation devant les violences policières ; une réaction tardive alors que le pouvoir reprenait le contrôle et que la pression médiatique avait déjà fait preuve d’efficacité. Elle s’inquiète aujourd’hui de la diabolisation des Gilets Jaunes et la normalisation de la violence dans les discours politiques, qui ne peuvent que laisser craindre un climat tendu dans le pays. Selon elle, la colère sociale et le drame économique n’ont pas disparu, ils se sont même aggravés, elle s’attend alors à voir resurgir d’importants mouvements sociaux dans les prochaines années.
Ce colloque a finalement confirmé la difficulté de saisir la nature d’un mouvement aussi large, hétérogène et transpartisan. Plutôt que de se demander si le mouvement est de droite ou de gauche, peut-être légèrement complotiste, pourquoi pas solidaire avec des valeurs écologistes, soyons lucide sur ce qu’il représente profondément : la colère, l’humiliation vécues par les classes les plus pauvres, leur non représentation dans les lieux de pouvoir et leurs revendications sociales et fiscales. Après cette mobilisation de grande ampleur, l’attitude violente et malhonnête du gouvernement et des médias n’ont fait que tendre un peu plus le climat social dans le pays. Les Gilets Jaunes n’ont pas été écoutés malgré une expression explosive et déterminée sur leur ras-de-bol et leurs souffrances ; s’ils tiennent ensuite des discours complotistes, c’est dans l’attitude de mépris de classe des élites qu’il faut en trouver les raisons.
© B. R.
Sources :
– « De quoi les Gilets jaunes sont-ils le signe émergent ? », Colloque, Calenda, Publié le mardi 30 novembre 2021, https://calenda.org/941357
– Jérôme Fourquet, Enquête complotisme 2019 : focus sur le mouvement des “gilets jaunes”, Fondation Jean-Jaurès, 11/02/2019.
– « Gilets jaunes : un bilan inquiétant », Amnesty International, Publié le 19.11.2019, https://www.amnesty.fr/liberte-d-expression/actualites/gilets-jaunes-un-bilan-inquietant
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