Sujet anthropologique par excellence, la nature humaine n’est pas évidente à saisir comme on pourrait le croire. Surtout, la perception que nous en avons joue un rôle déterminant dans la justification de certaines pratiques, jugées trop rapidement comme normales, inévitables. Trop habitués aux violences de notre époque, à la misère sociale, aux guerres, à l’esprit de compétition dès le plus jeune âge à l’école et plus largement à l’égoïsme et l’individualisme qui caractérise l’Homme moderne ; la première explication rationnelle qui nous vient à l’esprit est de considérer l’Homme comme une espèce essentiellement mauvaise, la nature humaine est telle qu’il serait utopique de vouloir lutter contre ses injustices. Et si cette vision essentialiste de l’Homme n’était qu’un mirage ?
L’Homme est-il un loup pour l’Homme ? Pour Rousseau, étudier la nature de l’Homme revient à l’étudier à son état de nature. Cet état s’oppose à l’état civil où il s’inscrit dans une société et ses institutions. Surtout c’est un état hypothétique qui n’aurait probablement jamais existé. Nous devons donc observer ce qui s’en approche le plus. À ce titre, la comparaison avec nos ancêtres primates peut permettre d’éclairer des différences. Selon la préhistorienne Marylène Patou-Mathis, la violence était rare chez les chasseurs-cueilleurs du paléolithique, « l’Homme n’est donc pas le descendant d’un « singe tueur », la violence n’est pas inscrite dans ses gênes ». Cette rareté ne signifie pas son inexistence, mais il semble important de souligner que les conflits étaient peu sanglants et que l’autrice insiste sur notre comportement altruiste, sans quoi l’Homo Sapiens n’aurait pas survécu car il ne possède d’avantage significatif de capacité de survie au sein du règne animal. Cette donnée est essentielle car elle permet de nuancer la justification d’une nature agressive de l’Homme. En effet, pourquoi insister sur un hypothétique caractère agressif -pourtant modéré- de l’Homme de l’état de nature alors que d’autres attributs tels que l’altruisme sont également observables ; si ce n’est pour justifier l’agressivité humaine dans nos sociétés contemporaines.
Ainsi, quand bien même nous découvririons avec certitude un caractère d’agressivité de l’Homme de l’état de nature, en quoi justifie-t-elle la violence humaine à l’état civil ? Précisons que nous parlons pour le moment de violence « pulsionnelle », autrement dit d’actes d’agressivité incontrôlés. Dans le cas contraire d’une violence instituée ou préméditée, la comparaison avec l’état de nature ne tient pas, puisque l’Homme social peut faire le choix de ne pas recourir à la violence. Cela nous amène à contredire l’idée que la guerre fait partie de la nature humaine, elle serait selon Rousseau un conflit d’Etat à Etat et non entre individus naturellement violents. De plus, Henry de Lumley nous éclaire sur l’origine de la guerre qui serait liée à la sédentarisation de l’Homme permettant de produire et d’accumuler des richesses (notamment avec le développement de l’agriculture et de la métallurgie), attirant la convoitise des villages voisins ; une richesse inconcevable pour le chasseur-cueilleur dont les besoins de possession se limitent à l’essentiel de survie quotidienne.
Cela dit, dans le cas où nos comportements agressifs s’expriment de manière spontanée, pouvons-nous les considérer comme naturels ? Le risque d’observations purement empiriques serait de considérer certaines tendances comme universelles : l’appétit de la richesse ou la recherche du pouvoir -comme évoqués par Marshall Sahlins et pouvant générer des comportements violents- ne peuvent être universalisés à tous les individus d’une part ni à toutes les sociétés humaines d’autre part. Alors que les thèses en sociobiologie visent à donner des explications naturelles aux comportements spontanés humains, les réflexions sociologiques semblent d’autant plus nécessaires pour ne pas effectuer de conclusions rapides. Durkheim nous invite à considérer la société comme association d’individus et non agrégation. Ainsi, les caractéristiques de notre espèce ne peuvent se vérifier dans chaque individu, c’est notre association qui fait société, génère des normes et principes. De ce point de vue, ce que l’on croit naturellement spontané est avant tout produit par la société et non par une essence humaine exclusivement naturelle et individuelle.
Si le débat est permis pour tenter de saisir si la violence est une caractéristique de l’Homme de l’état de nature, nous parlons alors de violence « pulsionnelle », celle qui s’exprime de manière spontanée et dont l’origine peut être aussi bien naturelle que culturelle (on pourrait parler de seconde nature). Il convient de différencier cette violence à celle qui contraint de manière intentionnelle l’individu, par une contrainte physique mais aussi morale. Celle-ci ne peut exister à l’état de nature, l’agressivité éventuellement observée existe comme un moyen et non comme une fin, elle n’est pas développée comme un projet. Notre propension à la destruction (guerres, environnement, agressivité économique) est difficilement applicable à nos ancêtres. Pourtant, la justification d’une nature agressive de l’Homme, est bien utile pour expliquer voire encourager nos comportement modernes : compétitivité, appétit pour la richesse, liberté la plus grande de se réaliser, de faire des profits à tout prix. La violence s’exprime lorsqu’elle contraint, il convient de la différencier de la liberté civile de Rousseau, qui nous oblige à considérer l’autre comme égal, une liberté limitée donc qui nous est profitable en endiguant les injustices de la nature.
Au contraire, l’idéologie néolibérale dominante génère une société consumériste et productiviste, donnant l’illusion d’une liberté toujours plus grande cachant pourtant une détérioration de notre habitat commun, un avilissement du travail, des problèmes sanitaires et une montée de l’individualisme. Constatant les injustices croissantes, notamment économiques mais aussi directement liées aux conditions de vie, les mouvements sociaux de protestation explosent au 21ème siècle, dénonçant régulièrement une violence institutionnelle, qui ne peut être naturelle mais répondre au maintien d’une idéologie dominante. L’idée d’une agressivité naturelle de l’homme sert donc ces intérêts utilitaristes, et tout autant à se débarrasser d’une responsabilité de l’Homme social puisque le mythe d’une nature humaine violente nous conditionne de manière incontrôlable à l’agressivité. Cela nous invite à la fatalité et à l’inaction face à nos comportements destructeurs.
Enfin, que la violence soit d’origine naturelle ou culturelle (sans doute un conditionnement biologique naturel et une expression instituée exagérée), rien ne justifie d’encourager ce qui est naturel. Pour Rousseau, la liberté civile est permise par un arrachement de l’Homme de l’état de nature, les normes et les valeurs instituées permettent de corriger les injustices de la nature -et non la nature dans sa globalité-. Mais elle permet aussi de corriger les injustices de la culture lorsque celle-ci les a créées. En d’autres termes, notre capacité d’agir sur le social et ses normes, explicites comme implicites, est une raison suffisante à éclairer notre capacité à endiguer nos comportements injustes et violents, quand bien même ils seraient inhérents à notre nature humaine.
D’autant que sa méchanceté (en opposition à la bonté) n’est pas prouvée, ni sa bonté par ailleurs, et semble provenir d’une vision préconçue de la nature humaine. Preuve en est, la thèse de la disparation de l’homme de Néandertal provoquée par la violence de l’Homo Sapiens est désormais largement remise en cause par la découverte récente d’une hybridation entre les deux. Si la violence observée dans nos sociétés relativement modernes (guerres, colonialisme, néo-libéralisme, etc.) est incontestable, il est hâtif de considérer qu’elle soit transposable à nos ancêtres. Précisons que la justification d’une bonté naturelle de l’Homme a des effets tout aussi pervers, justifiant une liberté sans limite des individus de s’affranchir des lois. L’Homme n’est ni fondamentalement bon ni mauvais, les institutions sont censées nous protéger des injustices de la Nature et non les exacerber.
Ce que nous devons retenir, ce ne sont pas les formes minimes de violences observées chez nos ancêtres pour justifier les violences pulsionnelles ou instituées des sociétés contemporaines ; mais le fait que l’Homme se définisse comme un être social, fondamentalement ni bon ni mauvais, mais qui a tout intérêt pour sa survie de s’appuyer sur les institutions pour corriger les injustices de la nature.
© B. R.
Source :
- Rousseau, J-J. Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Pléiade, 1964.
- Henry de Lumley. L’homme premier, Paris, Odile Jacob, 1998.
- Marylène Patou-Mathis. Préhistoire de la violence et de la guerre, édition Broché, 2013.
- Johan Huizinga. Homo ludens, Gallimard, première parution en 1951.
- Marshall Sahlins (traduction Olivier Renaut). La nature humaine, une illusion occidentale, Broché, 2009.
Ah l’homme cet animal est finalement bien complexe ! Si seulement je ne retiens que ” L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le déprave ” Jean Jacques Rousseau.
Ça relève de l’utopie !
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[…] c’est la loi du plus fort. Mais ce n’est pas notre nature profonde, ce n’est pas le projet de société solidaire que l’Homme social est capable de construire. L’utopie c’est de vouloir sortir des dominations machistes, colonialistes, impérialistes, […]