Après un premier épisode décerné à un mouvement de résistance en soutien aux victimes palestiniennes, nous continuons notre tour des espaces de transformations sociales. Dans ce deuxième épisode, nous sommes partis à la découverte du Projet Passi, un espace de soin, de socialisation, d’inclusivité et de soutien aux populations les plus vulnérables.

Le projet Passi, né à Padoue en Italie, est une initiative “One Bridge to Idomeni” imaginée par des psychologues visant à prendre soin de notre santé psychophysique. Au-delà d’une nouvelle proposition de la pratique du bien-être par la socialisation et le mouvement corporel, le Projet Passi repose sur des bases fondamentales d’inclusivité et de soutien aux populations les plus vulnérables, en menant notamment des missions dans un camp de réfugiés à Corinthe en Grèce. Nous avons eu la chance de participer à deux sessions et d’échanger avec plusieurs membres du collectif. Présentation d’une initiative profondément politique.

Session Passi en Grèce.

Liberté de mouvement

Le mouvement est le maître mot du projet PASSI, dont le sigle signifie précisément “Parcours Alternatifs Soutien-psychologique, Socio et Interculturel”. “Passi” signifie d’ailleurs “des pas” en italien. Un nom qui évoque à la fois la forme des activités que propose l’association, à savoir la mise en mouvement des corps, mais aussi le public ciblé : celui des réfugiés, des populations en mouvement, contraintes de fuir leur pays, leur culture et leur famille. 

Une forme d’appel à la liberté de mouvement et de déplacement, pour des personnes souvent neutralisées par l’animosité d’un système européen hostile aux étrangers de cultures spécifiques. Les réfugiés en subissent les séquelles aussi bien physiques que psychologiques.

Le projet Passi vient avant tout compenser la défaillance d’un système, le déficit de soutien psychologique apporté aux personnes les plus vulnérables, mais aussi l’inadéquation des méthodes utilisées en psychologie traditionnelle, et la violence des politiques publiques vis-à-vis de ces personnes en déplacement. 

Le projet se définit comme une équipe de jeunes psychologues qui met en place des “parcours pour les personnes en mouvement le long de la route des Balkans, dans le but de redonner la priorité au bien-être psychologique en partant du corps, du plaisir de se déplacer, de créer et de partager.” 

Car selon les psychologues, “la santé mentale est un droit auquel toutes et tous devraient avoir accès librement et gratuitement.” Passi propose concrètement des sessions de “support psychologique alternatif, en allant au-delà des barrières linguistiques et culturelles, à travers le langage universel du corps et de l’art.”

Session Passi.

Interdépendance du corps et de l’esprit

Le projet s’appuie sur une méthode, issue à la fois d’expériences pratiques par le développement d’activités dans les camps de réfugiés et au contact d’autres associations, mais aussi sur la base de contributions théoriques alternatives.

La méthode repose avant tout sur la relation entre le corps et l’esprit, ou plutôt l’imbrication des deux, le corps en mouvement représente ainsi un accès au bien-être émotionnel ou à la guérison de traumatismes. 

Chiara Destefanis, psychomotricienne qui anime les sessions du Passi, affirme que “chaque situation, événement, nouvelle que nous recevons dans notre quotidien se vivent à partir du corps”. Chaque type d’expérience, de la plus quotidienne à la plus dramatique, risque donc de développer soit un inconfort psychologique, soit une maladie vécue comme un symptôme sur le plan organique.

Chiara Pirani, stagiaire au sein de Passi, insiste elle aussi sur l’interconnexion entre le psychique et le physique. L’utilisation du corps peut conduire selon elle à l’évacuation du stress, qui est alors “somatisé dans le corps afin d’obtenir des sensations de bien-être psychologique”.

Quant à la psychologue doctorante Beatrice, elle définit Passi en premier lieu comme un espace de soin. Les activités que proposent le collectif lui offrent même une ouverture curative et de bien-être. Elle affirme ne pas connaître les mêmes effets à travers d’autres pratiques méditatives ou thérapeutiques par le langage verbal (accès à l’inconscient, prise de conscience de son corps, etc.).

“Le travail symbolique du corps et en groupe me permettent d’atteindre et de travailler sur certaines expériences auxquelles je n’avais pas accès dans la thérapie”.

Beatrice

La doctorante regrette enfin que dans notre société actuelle, “soit nous donnons trop d’importance au corps (connotations totalisantes), soit nous le nions totalement”. On pense dans le premier cas à l’injonction (plus forte pour les femmes) du corps “parfait” dans la mode, la publicité ou encore sur les réseaux sociaux. Alors que dans le même temps, il semble que nous ayons perdu le réflexe, la faculté d’écouter son propre corps et ses besoins, probablement lié à un mode de vie sédentaire. 

Session Passi.

Blessures psychophysiques des personnes en déplacement

Chaque partie du voyage migratoire reste ainsi inscrite dans le corps comme une trace, qui peut prendre la forme d’une blessure, même très profonde.”

Chiara Destefanis

Chiara ajoute qu’il est indispensable de parler du corps “lorsque l’on veut prendre en charge la difficulté psychologique des personnes ayant vécu des événements dramatiques.” Un soutien qui est totalement absent ou insuffisant en terre d’accueil européenne, pour des réfugiés pouvant subir des traumatismes avant (guerres, pauvreté, etc.), pendant (parcours dangereux) et après (choc culturel, éloignement familial, isolement) le déplacement migratoire. 

La psychomotricienne évoque surtout les difficultés liées à l’éloignement relationnel : la famille, mais aussi la nouvelle communauté créée dans les camps de réfugiés. En effet, le camp de Corinthe en Grèce accueille des personnes pour des périodes plus longues que seulement transitoires. Elles peuvent alors vivre une nouvelle blessure, un second arrachement à leur communauté. 

“Collectiviser” ses difficultés

La santé mentale est un droit universel, et pourtant elle reste encore un privilège

Chiara Destefanis

Chiara prend l’exemple d’une personne ayant exprimé son traumatisme de manière non verbale lors d’une session Passi (vidéo ci-dessus). Le garçon a choisi comme mouvement libre d’abaisser son dos à 90 degrés et d’imiter des mouvements de nage avec ses bras, tout en étant porté par la musique. Ce mouvement a été partagé puis imité par les autres participant.es dans une forme de respect. 

Après l’activité de mouvement, les personnes sont invitées à dessiner leurs ressentis. Le garçon a dessiné la gendarmerie maritime et raconté l’histoire de son naufrage. La psychologue considère que les sessions Passi permettent d’avoir accès à leurs souvenirs et surtout de collectiviser leur expérience et leurs difficultés.

L’imitation est d’ailleurs une partie importante des sessions Passi d’après Chiara : les personnes prennent conscience d’avoir un corps qui occupe un espace et qui permet de faciliter la mise en relation avec les autres.

“La santé mentale est un droit universel, et pourtant elle reste encore un privilège” selon Chiara, qui déplore le vide institutionnel autour de la santé mentale des personnes en déplacement, ainsi que l’absence d’espaces de soin vis-à-vis de leurs souffrances.

Beatrice renchérit : “le support psychologique ne doit pas être un service élitiste”. Cela dit, elle réalise “toute la puissance d’un espace sûr au sein même d’un lieu instable”, à travers son expérience de soutien psychologique aux réfugiés en Grèce, mais aussi toute la puissance des pratiques de soin “qui pensent l’individu au centre et qui l’accueillent.”

Session Passi.

Effets positifs sur le bien-être des réfugiés

Un autre membre du collectif, Sebastanio, a découvert le projet Passi dans un centre communautaire de la ville de Corinthe en Grèce, un espace offert aux personnes résidentes dans les camps de réfugiés. Il perçoit cet espace comme une possibilité d’oublier quelque peu “les sentiments négatifs liés à la vie interne du camp, lieu où le temps ne s’écoule pas et la vie semble se tarir lentement”. 

Passi permet de vivre cet espace à travers un langage quotidien certes abstrait, mais “plein de significations et avec une valeur de partage culturel très forte” selon le volontaire. Sebastiano voit un impact très fort des sessions Passi chez les réfugiés, à travers leur langage non verbal durant les sessions.

Ces personnes réfugiées proviennent de divers pays tels que l’Afghanistan, la Syrie, l’Iran, la République Démocratique du Congo, la Somalie, le Cameroun, entre autres. L’un des participants a écrit au sujet à l’issus d’une session Passi :

“Ici et aujourd’hui, avec les danses et les mouvements que nous avons fait, j’ai senti la paix de la rive de la mer sur le bateau, et la lumière du soleil qui brillait sur tout mon être”.

(Traduit de l’arabe)
Session Passi en Grèce.

Face au délaissement de la santé mentale des réfugiés en déplacement, les psychologues-activistes comme nous pourrions les appeler, sentent que leurs activités ont une réelle influence positive sur le bien-être de ces personnes en situation de vulnérabilité. 

Lucia, doctorante en psychologie à Turin et membre du collectif Passi, voit cet investissement de soutien psychologique aux réfugiés comme une évidence :

“C’est la seule chose que nous puissions faire ; nous avons entre nos mains des instruments et des connaissances nous permettant de venir en aide aux personnes vulnérables, et surtout le privilège de pouvoir les utiliser”. 

Lucia

Injonction au bien-être

Le projet Passi propose par ses activités une vision alternative de notre rapport au corps et au bien-être. Comme nous l’avons vu dans un précédent article, nous vivons une époque de marchandisation et d’injonction au bien-être, notamment par le biais des influenceur.ses des réseaux sociaux.

Lucia l’affirme, Passi est un espace accessible à toutes et tous (gratuits et anti-élitistes), et surtout à tous types de corps, grâce à ses conditions d’inclusion et de non jugement. Elle voit l’ambition performative du corps comme de la “fioriture” :

En s’éloignant d’une idée performative du mouvement visant la beauté, on se rapproche de l’intuition du corps suivant ses propres besoins et nécessités”.

Lucia 

De la même manière, Sebastiano réalise à quel point il est parvenu à déconstruire l’image de son corps “comme moyen pour obtenir des résultats de performances sportives”. Grâce au projet Passi, il est parvenu à avoir davantage une image de son corps comme “objet” pour se mettre en relation avec lui-même et avec les autres.

Ce problème est principalement systémique pour Chiara Destefanis : un système qui “fait mal aux personnes, leur donne la sensation d’être inadaptées ou se structure délibérément pour leur barrer l’accès au bien-être”. Selon elle, s’adapter au système “nous a transformés en adultes malheureux et en colère”.

Mais face à l’isolement des individus et la quête de réalisation de nos ambitions personnelles, Passi veut au contraire être “la création d’une ambition commune, à poursuivre en tant que collectivité” : le mouvement pour le bien-être et la connexion sociale, plutôt que la recherche individuelle de performance.

Session Passi.

Contre une pratique ethnocentrée de la psychologie

Composé de psychologues, le projet Passi rejette certaines normes trop ethnocentrées (à savoir occidentalisées) des pratiques de soin en psychologie. Celles-ci ne sont pas adaptées aux personnes issues d’autres cultures : “souvent la thérapie individuelle construite sur la base thérapeute/patient dans la culture occidentale n’est pas adaptée ou n’est pas efficace” selon Chiara Pirani, en particulier pour les personnes qui proviennent de cultures où “le soin a toujours été effectué en groupe ou en communauté de personnes”.

Une psychologie fondée sur des principes élitistes et non inclusifs en Europe occidentale, par un refus de s’intéresser aux cultures étrangères. Or les personnes qui traversent les frontières n’appartiennent pas à la culture occidentale, l’enseignement universitaire n’est donc pas adapté au contexte des réfugiés.

Chiara Destefanis définit même la psychologie comme une “science blanche, créée par les Blancs destinée aux Blancs”.

Pour un accès au bien-être social

“Le bien-être individuel est étroitement lié au bien-être social. Or, on ne peut pas parler de bien-être social tout en excluant une tranche de la société.”

Beatrice

Pour la psychologue doctorante, la correspondance entre bien-être individuel et social est indéniable. D’une part, le malheur, la détresse et les souffrances ne peuvent pas incomber aux individus victimes de politiques et de normes sociales qui les excluent ; ce que voudrait nous faire croire l’injonction au bien-être.

D’autre part, le bien-être social trouve aussi sa source dans le soin individuel ou à petite échelle d’après Beatrice : “en partant du bien-être à la fois individuel et de la personne voisine, nous pouvons atteindre le bien-être social.”

Cela dit, il est nécessaire selon la doctorante de voir beaucoup plus loin que son propre jardin personnel, et de penser la société en termes de relations : “c’est cela qui définit les progrès d’une société, et non la quantité de productions”.

Session Passi à Padoue (Italie). Crédit photo : noemiriga.

Passi, un espace profondément politique

Toujours selon Beatrice, Passi est un espace permettant la “déconstruction et la co-construction”, en d’autres termes la refondation collective de la société et des normes sociales. Pour cela, il faut accepter d’être mis en difficulté, se questionner et se confronter aux limites et à ses propres limites, sans les nier. 

La doctorante a choisi deux mots-clefs, non au hasard, pour exprimer la base du changement : “la colère et la frustration”, comme “signes d’humanité et de normalité, et source de changement”. Elle croit dans l’inclusion du politique dans le champ du soutien psychologique et dans la création d’un espace sûr, accueillant, ouvert. Mais aussi dans une forme de “radicalité” du soin comme fondement politique.

Des mots qui résonnent avec les réflexions de Chiara Destefanis : “Passi ce sont tellement de choses qui pour moi sont la révolution : la construction de relations, le renforcement de liens et la création d’espaces créatifs d’actions.”

Chiara voit dans le projet Passi un espace qui dépasse la recherche du bien-être psychophysique, et qui est profondément politique. Passi permet selon elle de “réagir au système et de lutter pour un changement de direction politique qui agisse en protection du bien-être des personnes”.

En effet, c’est par la reconnaissance mutuelle dans “les colères, les peurs et les plaisirs partagés” que l’on peut ensuite “laisser se sédimenter et se créer des espaces politiques où les porter”, que ce soit dans des assemblées, des places ou des confrontations politiques.

Nous remercions chaleureusement toutes les participantes (majorité de filles) qui font vivre le projet Passi et qui ont accepté de répondre à nos questions. Ces échanges ont été fructueux et nous permettent de réaliser à quel point Passi est un espace inclusif et bienveillant dans l’optique d’un égal accès au bien-être, mais aussi profondément politisé et déterminé à agir dans l’intérêt des personnes les plus vulnérables. Pour plus d’informations, nous vous invitons à suivre le projet sur les réseaux sociaux.