Dans un article précédent, nous avons discuté des modes d’actions du Catai, un espace politique à Padoue en Italie, avec deux membres du collectif, sur le cas du combat pour la libération de la Palestine. Dans ce billet, nous vous proposons la suite de notre entretien, menant à des réflexions plus générales sur l’évolution des mouvements sociaux et leur capacité à accompagner le changement social.
Les étudiants en sociologie, Anna et Marco, nous proposent leur regard hybride sur le mouvement social auquel ils appartiennent : en tant qu’acteurs militants d’une part, mais aussi en tant qu’analystes auto-critiques. Transformer la société, l’améliorer, et à plus court terme faire pression sur les instances politiques, voici les objectifs de tout militant. Mais comment y parvenir ?
L’intersectionnalité des luttes
Pour Anna, la force du Catai est celle de l’interdépendance des luttes, et plus précisément l’intersectionnalité : “au final, les problèmes de la société ne sont pas dispersés, ils sont interconnectés, complexes, et souvent intersectionnels”. Le Catai parvient selon elle à définir un horizon large, à agir sur la société à différents niveaux, et enfin à apporter des solutions adaptées à la complexité des problèmes.
Un point de vue partagé par Marco, qui considère que les propositions sociétales du Catai sont à un stade embryonnaire : “la structure est prête, réfléchie sur la nécessaire intersectionnalité. Nous discutons constamment, débattons, faisons des erreurs et nous nous corrigeons, en restant à l’écoute des personnes les plus vulnérables et en réfléchissant aux causes de leurs besoins insatisfaits.”
L’espace Catai, fer de lance du changement social ?
Cependant, l’étudiant considère que l’espace Catai n’est pas une société à part entière, mais qu’il fait partie de la société. En ce sens, le collectif ne choisit pas quel est le moment précis du changement social. Mais il s’efforce d’être le plus prêt possible si la brèche du changement advient, il se tient prêt à intercepter ces mouvements de la société, ces mouvements de rupture qui parfois émergent historiquement : “nous cherchons alors à les faire grandir et à leur donner un rôle”.
En réalité, celles et ceux qui ont fondé le Catai voulaient d’abord éviter de commettre des erreurs du passé. Marco évoque alors ces groupes et mouvements politiques de gauche radicale des années 1980 et 1990, “trop campés sur leurs positions et parfois gangrénés”.
Le militant considère que certains collectifs s’occupaient très bien des aides sociales à l’échelle locale, mais manquaient de perspective nationale. D’autres, au contraire, cherchaient à faire la révolution par la mobilisation de masse, mais “ne s’informaient pas sur la réalité du terrain à l’échelle locale”, il évoque alors les partis marxistes-léninistes plus traditionnels.
Préfigurer les scénarios du changement
Comment agir avant que n’arrive le pire ? Voici la question qui a été posée aux jeunes militants. Etant donné que la population réagit plus intensément sous le coup de l’émotion (ici après l’intensification du génocide israélien à Gaza), comment pouvons-nous sensibiliser en amont ? La possibilité existe, puisque le génocide, les massacres, les déplacements de population forcées (la Nakba qui dure depuis 1948), le processus de colonisation, remontent à bien longtemps. Le Catai a d’ailleurs toujours soutenu la résistance palestinienne.
Pour Anna, la sensibilisation est possible à hauteur des moyens du Catai, par l’organisation d’événements et la diffusion culturelle : rencontres, événements musicaux, projections de films, le collectif organise même son propre festival l’été. L’étudiante ajoute sur le cas précis de la Palestine, que les militants ont essayé de porter la voix des premiers concernés : les Palestiniens ; mais aussi des personnes expertes sur le sujet.
Grâce à ces activités culturelles, Marco considère que nous devenons de plus en plus à même de “préfigurer les scénarios du changement”, sans pour autant savoir quand il adviendra. Le militant insiste sur l’importance de proposer des présentations (de livres, d’experts, etc.) : “si nous invitons une personne experte d’un sujet et que la rencontre a été bonne et fructueuse, cela pourra nous être utile dans un futur.”
D’après Marco, le fait de comprendre le contexte, les contradictions de la société, permet d’anticiper les problèmes et les crimes politiquement exercés, de ressentir la présence de prémices. La diffusion culturelle permet alors d’amplifier ce “sentir”, cette capacité à percevoir les prémices du changement.
L’art de la contre-information
En Italie comme en France, la centralisation des médias entre les mains des plus riches est inquiétante. Selon Dolce Vita, “la majorité des organes d’information sont contrôlés par des grands groupes économiques” en Italie. La diffusion de l’idéologie dominante et l’exclusion de visions alternatives du monde, ne sont guère surprenantes.
Alors quand le directeur de Rai Radio, chaîne publique italienne, déclare tout son soutien au peuple israélien, en réaction à de timides hommages d’artistes aux victimes palestiniennes sur une chaîne du même groupe ; on réalise à quel point la liberté de la presse est bafouée et l’opinion manipulée. Dans ce contexte de rapport de force déséquilibré, peut-on lutter contre la puissance d’influence des médias traditionnels, et comment s’y prendre ?
Selon Anna, il est nécessaire d’opérer des campagnes de contre-informations, que ce soit sur le terrain par la multiplication de rencontres et d’actions de sensibilisation au sein de l’Université, ou en ligne via différents canaux d’information et les réseaux sociaux.
De plus, le Catai possède sa propre équipe de rédaction (SeizeTheTime) et propose ainsi une autre manière d’informer. Les militants projettent enfin d’éditer un petit ouvrage, recueillant les textes de toutes les rencontres réalisées à l’Université ces derniers mois, avec une intro politique structurée. Un moyen de faire circuler rapidement et massivement des informations essentielles sur quelques pages à peine.
Une bataille médiatique déséquilibrée
En tant qu’activistes, faut-il investir les médias traditionnels, au-delà de diffuser l’information par ses propres canaux ? Pour Anna, cela ne fait aucun doute : “il faut chercher à s’infiltrer dans les médias mainstream pour défendre au mieux notre position, même pour 30 secondes d’interview”, et ce malgré toute l’hostilité de cet espace et des compromis qu’il faut accepter.
Pour Marco, les médias sont même une “cage à bêtes” ! Mais il faut tout de même s’y rendre : “si tu n’y vas pas, personne n’ira à ta place”, affirme-t-il. La presse locale offre en effet un espace de visibilité crucial, car bien qu’ignoré des jeunes générations, le journal papier reste massivement lu et permet d’atteindre un public de lecteurs qui n’a pas accès aux discours politiques altermondialistes.
Mais les militants expérimentent de nombreuses contraintes lors de leurs passages médiatiques, cela s’est ressenti dans leur satisfaction lors de nos échanges : “nous n’avons pas l’habitude de pouvoir nous exprimer ainsi librement dans un média”, m’ont-ils remercié en fin d’entretien.
La confrontation médiatique requiert certaines habiletés, il faut avoir de la rhétorique selon Marco, mais aussi savoir jouer d’un côté rassurant et raisonné : “il faut trouver le moyen de montrer que nous ne sommes pas des aliens, des illuminés qui inventent des choses pour se faire remarquer, nous devons au contraire donner l’impression d’être des personnes raisonnées”. “Ce que nous sommes !”, nous rassure d’ailleurs Anna dans un éclat de rire.
Plus problématique encore : la censure. Selon Anna, “on est contraint d’y faire face, notamment sur la RAI qui a peur qu’on utilise des mots comme génocide”. En effet, le Catai a toujours été clair sur sa position vis-à-vis de la résistance palestinienne, il semble donc hors de question de renoncer à certains mots-clefs. Et vu la répression et la censure des manifestations pro-palestiniennes ces derniers mois, cela pourrait être un problème dans leur objectif d’atteindre des médias nationaux, s’inquiète la militante.
Maintenir l’attention
Après 8 mois de lutte intense, et bien que le soutien au peuple palestinien de la part des nations et institutions a grandement fait défaut, le maintien de l’attention sur Gaza dans l’opinion publique est une réussite. Cela s’explique bien évidemment par la gravité des événements, et donc une forte mobilisation de nos émotions. Cela dit, cette empathie émotionnelle qui nous submerge peut-elle durer sur le long-terme, n’y a-t-il pas le risque que l’on finisse par s’y habituer ?
Pour Marco, nous devons accepter le caractère cyclique des luttes, cela n’aurait pas de sens de se projeter sur une éventuelle fin du mouvement. Il ajoute que dans le cas de la Palestine d’ailleurs, nous avons déjà connu des périodes plus ou moins longues où le peuple s’est révolté, avec un niveau d’intensité variable. Mais durant les périodes d’accalmie, les groupes les plus organisés ont continué le combat.
Marco se projette tout de même dans un éventuel armistice, un accord de paix entre Israël et Gaza, qui échouerait à bousculer les rapports de domination. Un sentiment d’impuissance et de résignation pourrait alors nous gagner. Une situation que se prépare a accepté l’activiste du Catai, tout en restant conscient que la lutte continuera, avec simplement un agenda modifié sur le temps : “il ne sera plus temps de chercher à obtenir quelque chose urgemment, mais de laisser le processus de sédimentation se réaliser, par rapport à ce que nous avons appris durant ces mois de lutte”.
Anna s’attend quant à elle à une baisse de l’intensité de la mobilisation, elle reconnaît une certaine forme de fatigue : “on se bat depuis des mois presque sans pause, avec un génocide en cours qui est perburbant émotionnellement. Lorsque l’on pourra prendre une pause, on se rendra compte qu’on est épuisé”. Le burn-out militant est d’ailleurs un problème récurrent, le sentiment d’urgence empêchant parfois les activistes de prendre soin d’eux : “pourquoi avoir lutté autant ? Parce que c’était la chose juste à faire” concède Anna.
Un combat ad vitam æternam ?
Ce concept de lutte à long-terme a éveillé un souvenir d’Anna, lorsqu’une camarade palestinienne au Canada lui parlait d’”activisme à vie”. En effet, les Gazaouis subissent et luttent contre la domination coloniale israélienne depuis 1948. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux se considèrent comme des activistes à vie, n’ayant connu que la résistance depuis leur plus jeune âge et programmés à la poursuivre.
En effet, Anna prévient qu’un cessez-le-feu ne sera pas synonyme de fin de combat sur la bande de Gaza : “ce lieu devra alors être reconstruit de zéro, il n’y a plus rien, de très gros problèmes sur le plan humanitaire nous attendent une fois la paix obtenue.” C’est cela que nous enseigne la résistance palestinienne affirme Anna : “il faut toujours aller de l’avant”.
Pas question d’ailleurs pour la militante de fermer les yeux vis-à-vis des autres peuples en détresse dans le monde. Selon elle, il faudra se tenir prêt à prévenir un scénario similaire au Kurdistan. Sans vouloir faire de parallélisme avec le cas palestinien, elle y voit tout de même des prémices similaires.
Optimisme pour la suite
Marco a un souhait pour l’avenir : “si surgit un nouvel événement semblable à celui du 7 octobre 2023, il faudrait qu’une manif soit organisée par les collectifs engagés dans toutes les villes italiennes dès le 8 octobre”. Il souhaite que le mouvement pour la Palestine soit mieux préparé qu’auparavant, que l’on ne perde pas de temps à se demander s’il faut soutenir ou non le mouvement de résistance, que l’on soit capable de prendre du recul pour ne pas avoir à répéter toujours les mêmes choses.
Et les raisons de croire en ces progrès sont réels pour l’étudiant en sociologie, qui considère que le mouvement pour la Palestine a grandi ces derniers mois, que ce soit au niveau national (italien) ou mondial : “les groupes qui supportaient déjà la Palestine ont grandi, et de nouveaux groupes ont apporté leur soutien”.
Une autre avancée positive du mouvement social selon Anna, est celle de l’occupation de l’espace public par des personnes fortement racialisées, discriminées. Elle ajoute que l’objectif des militants italiens est de se mettre au service de la cause palestinienne plutôt que de se l’approprier ; en collaborant notamment avec les jeunes Palestiniens. Elle espère que ces personnes marginalisées parviendront à maintenir leur voix dans l’espace public.
Marco surenchérit : “les étrangers immigrés n’ont pas de dignité politique ici, ils n’ont même pas le droit de travailler dans des conditions décentes, alors encore moins d’exprimer une opinion politique.” Marco espère lui aussi qu’ils auront l’occasion d’exprimer les contradictions de la société : “lorsqu’un groupe directement concerné par les injustices s’active, cela devient véritablement politique”.
C’est sur ces paroles que se termine notre entretien avec les militants padouans Anna et Marco que nous remercions grandement pour le temps consacré. Une discussion fructueuse aussi bien pour les activistes que pour les lecteurs, nous permettant de mener des réflexions sur le militantisme et les suites à donner au mouvement pour la Palestine.